QUELLE FINALITÉ ET QUELLES LIMITES AU DEVOIR DE MÉMOIRE ?
Par Pierre FIGUET

 

 

Notre histoire est constitutive de la société des hommes, car nous n’existons que par les autres.

Il appartient donc à chacun de découvrir l’histoire qui lui est transmise, mais aussi de participer à l’écriture de celle qu’il a vécue.
Cette contribution n’est pas l’Histoire elle même, même si elle en laisse l’impression au témoin mais elle permettra aux historiens de l’utiliser à bon escient pour en pénétrer la substance et tendre vers une vérité qui ne peut être que plurielle, afin d’en dévoiler les arcanes.
D’une façon plus intime, elle permet à l’auteur de se libérer des conséquences de son propre stress, et elle crée un lien qui le rapproche de ses lecteurs, en les incitant à s’intéresser à l’évolution de la société et à y participer.
Enfin elle permet au lecteur de découvrir les facettes complexes de l’histoire et comprendre mieux le mouvement permanent de la société de ses mœurs et de ses fantasmes en rappelant les étapes franchies.

Ce travail ne va pas sans danger: il ne peut prétendre à une totale authenticité car d’une part la mémoire est infidèle, et d’autre part l’appréhension des faits est d’autant plus subjective que l’auteur y est à la fois sujet et objet; mais l’un et l’autre méritent l’analyse.

Le devoir de mémoire s’inscrit donc dans l’effort de ne décrire que les faits bruts, uniquement ceux qui ont été vécus ou vus, dans leur sécheresse.
Or le témoin est toujours plus ou moins impliqué.
Non seulement sa mémoire est infidèle, mais elle consigne les faits dans un contexte qu’elle a tendance à rendre cohérents entre eux, autant qu’avec l’engagement de l’auteur. Avec des mots eux-mêmes biaisés par leur connotation dès qu’ils approchent des notions de courage, de lâcheté, d’héroïsme, et encore plus d’ "innocence" aux multiples visages… Ainsi la perception des faits passe par un ressenti préalable, et même par une sorte d’interprétation du futur.
L’auteur se libère difficilement de sous entendre une explication, justificatrice ou accusatrice lorsqu’il est lui-même en situation de souffrance, d’inquiétude, de faiblesse, ou d’exaltation.
La pudeur tout comme l’orgueil ou même une rancune sous-jacente, suggèrent des périphrases, des surenchères ou des occultations qui troublent la limpidité du témoignage, de la même façon que le souci de ne pas accuser des amis ou simplement de leur déplaire…
Ajoutons le risque que l’engagement au devoir de mémoire, encore plus prégnant dans les situations intenses, ne submerge l’auteur et devienne obsessionnel: la vérité ne sera jamais atteinte, mais la mémoire trop sollicitée finit par s’égarer; que ce soit dans la complaisance ou dans la défiance.
Si l’évocation des faits vécus alimente tout naturellement les convictions de l’auteur, celui ci doit réciproquement éviter que ses convictions ne nourrissent un ressentiment, et que son témoignage n’entretienne une source de conflit. Si violents et condamnables que soient les faits rapportés, leur évocation les situe dans l’Histoire, et non dans la polémique ou la rancune.

Le devoir de mémoire exige du témoin un grand effort d’analyse, mais surtout de volonté de tendre vers une objectivité jamais parfaite.
Mais il illustre et ponctue les étapes de la vie de la société et des hommes en exprimant une réalité subtile et diverse et il permet de mieux apprécier comment des dérives ont pu surgir et dégénérer.

Néanmoins cet exercice n’est qu’une des circonstances qui pèsent sur la vie. Il ne doit pas enfermer l’horizon de l’auteur, qui se construit en l’évoquant, et s’ériger en prophétie ou en diatribes. Que son fondement soit ferme ou incertain, il doit s’inclure dans la sagesse paisible qu’on attribue parfois aux "anciens". Il n’est que l’un des fruits de l’arbre de la connaissance.


Pierre FIGUET

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