LE DROIT DE S'OPPOSER À LA LOI
Classe de philosophie
Octobre 2005
Par Pierre FIGUET
La loi est le bras séculier de la société. Elle définit le permis et l'interdit. Une société ne peut fonctionner sans règles.
Deux remarques cependant:
- la loi n'est pas immuable, elle évolue, car elle n'est jamais parfaite et surtout: elle doit s'adapter à un monde changeant
- d'autre part, chaque individu, pourtant formé par son éducation dans la loi, est habité par une conscience, qui lui donne un sens de la justice, qu'il sait d'une essence supérieure à la loi.
Dans la vie courante, l'adaptation de ces deux tendances ne conduit qu'à des conflits mineurs. Les choses changent quand l'injustice de la loi devient flagrante.
Nous avions été élevés dans la certitude de vivre dans un pays libre et puissant. Nous étions les héritiers de la Révolution, de ceux qui avaient osé braver le régime ancestral et avaient largement contribué à la liberté des peuples de l'Europe, et nous nous sentions titulaires, mais aussi responsables, de cette liberté acquise dans le combat révolutionnaire, alors que dans ces années trente régnaient autour de nous des régimes totalitaires. De plus, nous étions confiants dans la capacité souvent réaffirmée de notre pays à défendre notre droit: celui de la justice. Aussi, l'humiliante défaite fut un traumatisme qui nous a accablés, nous, les adolescents qui débouchions dans la vie adulte. Nous nous sentions trahis par nos anciens, ceux de la guerre des tranchées, qui n'avaient pas su voir le danger resurgir. Le régime Vichyste n'a fourni qu'un bref alibi à notre résignation. Le vieillard qui l'incarnait , malgré les appels à des valeurs de remplacement ne pouvait que prêter le flanc à des railleries que seule la peur des représailles empêchait de s'exprimer.
Dans ce contexte, lorsque sont apparus les foyers, même timides, d'une Résistance à la soumission , ils ont rencontre un écho tout naturel chez des jeunes adolescents, pas fâchés du tout de pouvoir nourrir leur frustration et leur amertume d' un espoir fou et dangereux, mais salutaire pour leur conscience.
La loi n'était plus en phase avec la légitimité; le mensonge officiel nous apparaissait grandissant à mesure que nos informations clandestines devenaient plus accessibles et plus documentées; et lorsque la sidérante expansion nazie a connu ses premiers revers, l'espoir a fortifié nos engagements: nous avions perdu notre confiance dans nos lois et ceux qui les représentaient, que nous nous préparions à défier.
Et si la peur n'était pas absente, face à une répression qui pouvait être féroce, elle ne suffisait pas. À nous faire renoncer à une lutte pourtant folle de témérité.
Notre arrestation nous a ramené à une réalité froide. II s'agissait alors de survivre. En Allemagne, dans un camp qui n'était que "de représailles", où je devais travailler 12 heures par nuit plus deux heures de trajet , je ne pouvais que rêver à la victoire de nos alliés. Cependant, lorsque j'ai pu m'habituer à cette vie de forçat, que j'ai pris conscience que les avions qui venaient bombarder notre usine étaient pilotés par des combattants qui risquaient leur vie (même quand ils ménageaient la nôtre), j'ai eu envie de rejoindre mes frères de combat. Depuis la Haute Silésie, il n'était pas facile de s'évader pour rentrer en France: la distance était grande. Devant l'échec de mes projets, j'ai fini par décider de "m'évader sur place", c'est à dire de ne plus aller travailler. C'était extrêmement dangereux, sinon stupide. Mais je l'ai fait.
Pour la deuxième fois, j'enfreignais la loi, allemande, celle-ci.
Deux mois plus tard, l'armée russe approchant, notre camp était évacué, et cette fois je me suis évadé pour aller à leur encontre, avec quelques camarades.
Le passage des lignes de front a été très aventureux et dans cet océan de violence et de mort notre vie, une fois entre autres, n'a tenu qu'à un fil, ou du moins à quelques secondes. La sagesse commandait alors de rester sur place à la disposition de nos nouveaux maîtres et amis. Mais nous avons marché, comme pour gagner notre liberté. Trois fois enfermés, nous nous sommes échappés. Notre liberté était davantage de jouissance que de résistance, encore que la crainte du goulag restait présente. Et puis, après quelque 200 km de chemins et de routes enneigés, nous avons accepté le regroupement dans un camp, dont nous sortions cependant tous les jours .
Dans ce monde de fin de guerre nous gardions quelque distance avec la règle.
Et puis nous sommes rentrés en France. Dans ce pays quitté un an plus tôt, nous connaissions les Résistants . Mais à notre retour le paysage avait changé. Des Résistants de dernière heure plastronnaient. Un nouveau pouvoir était en place, un nouvel ordre des choses, qui s'imposait et nous cantonnait dans le rôle de victimes. Je ressentais comme une humiliation le fait que personne n'accepte de croire à l'existence d'Auschwitz, pas plus que du goulag. J'ai repris mes études dans l'indifférence, y compris la mienne, et, trois ans plus tard je les abandonnais, inachevées: les règles de la société me paraissaient injustes. Je n'avais pas le pouvoir de les changer, je ne pouvais que les enfreindre de nouveau, mais cette fois à mon propre avantage, puisqu'il fallait se plier à la règle non écrite du profit maximum.
Je rêvais alors de piller une banque.
Mais c'est là que j'ai rencontré ma femme ....
J'ai donc fait une carrière "convenable", j'ai respecté la loi, je l'ai même fait appliquer... avec modération quand cela m'a semblé nécessaire, et j'ai pris position contre la puissance publique quand notre pays s'est enfoncé dans les guerres coloniales.
Bien souvent, j'ai repensé à mes anciens camarades, quelques truands authentiques dont les valeurs pouvaient parfois être exemplaires, mais que leur environnement, leurs contingences ont enfermés dans une lutte sans espoir. Jamais mon regard ne pouvait plus être celui d'un citoyen passif. Les lois sont comme les découvertes scientifiques: elles sont destinées à être dépassées et améliorées.
Comment?
Ça dépend…! Mais une chose est certaine: plus tôt c'est, moins c'est violent. C'est là que se situe notre lucidité et notre responsabilité citoyenne.
Pierre FIGUET