5 juin 1944 La rafle du Lycée
Pierre FIGUET
Le 5 juin 1944 était le dernier jour des épreuves du baccalauréat. Moi, j’ai passé ici 7 ans, interne ; ce jour là était mon dernier jour ; le matin, on avait passé l’épreuve de philo et vers 11h, alors que nous composions, nous avons entendu des tirs de mitraillette, un échange assez nourri, tout près, derrière le lycée...on écoute...et puis, ça s’arrête... Alors, nous continuons, nous terminons notre épreuve.
Nous sortons, allons manger puis nous nous retrouvons dans la cour d’honneur. Nous étions tout un groupe, dans l’attente de la dernière épreuve, pour nous, en TC, l’épreuve de maths, donc la plus importante.
Vers 1h30, un de mes camarades de Première vient le voir. Il me dit : « Je viens de la part de Jean, un combat a eu lieu ce matin à la Trésorerie Générale. Roger a été blessé et fait prisonnier, il est tout à fait possible qu’il soit conduit à parler. Voyez ce que vous devez faire… » Je réunis aussitôt ma sizaine ; je leur expose les faits, puis je demande ce qu’on va faire, « Est-ce qu’on part tout de suite ou est-ce qu’on attend ? ». Il y a discussion puis finalement, il y en a un qui dit : «Moi, je veux passer l’épreuve. » Alors on décide finalement d’y aller et de partir tout de suite après.
Il est 14h et l’épreuve commence. A 15h45, on entend de nouveau des tirs de mitraillettes proches. Je me lève, avec mon camarade Marcel Rosette et d’autres, prêts à partir ; le surveillant intervient et nous dit : « Écoutez, le bac c’est important ! » Nous nous rasseyons et deux minutes plus tard, un milicien ouvre la porte et nous sort brutalement.
Nous sommes regroupés dans la cour du Lycée ; des miliciens, sous la conduite de leur chef, D’Agostini, patrouillent partout. On appelle « FIGUET ». Je viens, je me présente, je suis accueilli à coups de pied, à coups de poing. Je tombe, je me relève…puis on m’envoie retrouver mes camarades qui sont alignés debout, contre le mur, avec un fusil mitrailleur dans le dos.
Nous sommes arrêtés. Inutile de vous dire le choc ! Vous avez compris le choc qu’était pour la France, l’invasion de 1940, mais quand vous êtes, vous, arrêté, c’est dur, surtout quand vous êtes immobilisé. La peur, c’est comme cela, elle se manifeste quand on est immobile. Et moi, je me rappelle que j’étais debout et que j’avais une jambe qui tremblait ; alors je passais de l’une sur l’autre.
Les miliciens ont procédé ensuite à la fouille, à la fouille de nos affaires ? Nous sommes allés au dortoir. Là, à l’entrée, il y avait mon lit avec ma table de nuit et un pantalon qui était sur la table de nuit. Dans ce pantalon, il y avait une notice, la notice du maniement du fusil mitrailleur. C’est pas innocent…Je me disais, ils vont trouver la notice tout de suite, mais, en réalité, les miliciens cherchaient des armes ; ils étaient persuadés qu’on avait des armes …Alors, ils ont fouillé succinctement le pantalon et, comme c’était un papier huilé, très fin, ils ne l’ont pas trouvé.
Par contre, ils ont trouvé des cartes, pourtant sans annotations, qu’ils ont trouvées suspectes, ce qui nous a encore valu de recevoir des coups.
Nous avons été conduits à Saint Amour, au quartier général de la Milice et là bas on a procédé à ce qu’on appelle pudiquement des interrogatoires. C’est mon tour ; on me fait entrer dans une pièce où se trouvent le général d’Agostini, ses officiers et d’autres personnes dont sa maîtresse, qui était une jolie femme. Deux miliciens me prennent par les bras, me les retournent dans le dos et l’interrogatoire commence : « Tu fais partie de la Résistance ? » -« Non ». J’avais eu le temps, pendant le transport, de mettre au point un système de défense avec mes camarades. Puisque Jean avait été identifié, nous pouvions le charger ; nous dirions que Jean était quelqu’un de très sympathique et que si nous avions bien quelques fois distribué quelques journaux, c’était uniquement par camaraderie et que nous n’étions pas du tout engagés dans la Résistance. Eux n’étaient pas dupes…deux miliciens me tenaient pendant que deux autres me frappaient à coups de pied, à coups de poings…L’opération recommence deux fois, trois fois, quatre fois…Finalement D’Agostini fait un signe : on ouvre un rideau qui se trouvait dans la pièce. Derrière le rideau, il y a une civière et sur la civière, notre camarade, blessé à l’épaule.
C’était un moment difficile pour lui et pour moi. D’Agostini lui demande : «Est-ce que Figuet fait partie de la Résistance ? » Il fait signe que oui ; il ne pouvait pas dire autre chose. On ferme le rideau et l’interrogatoire reprend. Alors, il s’est passé quelque chose dont je me rappelle bien. D’Agostini me dit : «Mais tu n’as pas honte de te battre contre ton pays ?» A quoi, je lui ai répondu : «Je ne me bats pas contre mon pays mais je regrette qu’il soit envahi et occupé par des troupes étrangères»
Il semble que cet argument ait un peu porté , comme quoi, un interrogatoire, si serré soit-il, reste, pour partie un dialogue. C’est très dur, il faut conserver une lucidité maximum malgré l’inquiétude totale qui est la votre, car vous ne savez pas du tout ce qui va se passer et si vous allez être torturé.
J’ai un de mes camarades, qui distribuait les journaux que je lui donnais à Oyonnax qui a été arrêté par les Allemands. Mais lui, on lui a arraché les ongles, on lui a cassé les dents, on lui a crevé les yeux, on l’a charcuté, il était méconnaissable. Ça, effectivement, c’est la torture. Vous comprendrez que, sous la torture, tout le monde parle, tout le monde. Vous ne savez pas, quand un interrogatoire commence, comment il va se terminer.
Après une nuit debout, on nous ramène en car à Bourg vers 6 h du matin.
Dans le car, deux miliciens nous injurient, et s’en prennent à nos parents «dégénérés». Je réponds alors que mon père, ainsi que mon oncle, sont tous deux médaillés militaires, importante distinction.
Je reçois alors par derrière et sans que j’aie pu le prévoir un terrible coup de câble électrique sur la nuque. Je sens littéralement mes muscles s’écraser (j’en porterai les séquelles toute ma vie). Je ne pourrai plus jamais, ni lutter avec mes camarades, ni lancer des pierres, ce que je faisais assez bien.
A Bourg, on nous laisse un moment et sous bonne garde sur la place Carriat, face aux curieux.
Nous sommes le 6 juin, et nous allons apprendre que, depuis quelques heures, les Alliés ont débarqué en Normandie.
Nous serons déportés en Allemagne, en Haute Silésie, dans un camp pour réfractaires du STO.