Ma Résistance
au Lycée Lalande
racontée à mes petits-enfants
Jean Marinet
Je suis entré au lycée Lalande de Bourg en Bresse en 1941 en classe de seconde, après une année de préparation au Concours d’entrée à l’Ecole Normale d’instituteurs de l’Ain. J’avais 17 ans.
Le lycée était traditionnellement fréquenté par les fils de la bonne société de Bourg et du département, fils de médecins, de dentistes, de pharmaciens, de commerçants, d’industriels…Mais, le maréchal Pétain ayant fait fermer les Ecoles Normales dès 1940, le lycée Lalande a dû accueillir une autre population : des fils de paysans, d’ouvriers, d’employés que l’Econome du lycée nommait avec mépris « les boursiers », car leurs quatre années d’études étaient payées par une Bourse accordée par l’Etat. Cela permettait à ces jeunes gens, bons élèves, une ascension sociale appréciable.
Ainsi que le dit notre brochure de 1995, nous étions des « lycéens ordinaires » que les années vécues au lycée allaient amener à avoir des destins « peu ordinaires ».
- Mes racines
- Au lycée
- Réactions spontanées
- Apprentissage de jeunes soldats
- La valise
- Le 11 novembre 1943
- "Ils ont arrêté tes parents?"
- La première action pour laquelle les lycéens ont porté les armes
- Deux lycéens dans la forêt
- La bataille de Meximieux-La Valbonne
Contre la 11ème Panzerdivision SS - Après les combats de Meximieux
- Le lycée honoré
J’avais des copains fils de paysans, fils d’employés. Moi, j’étais fils d’ouvrier. Mon père était chauffeur de camion et ma mère, pour améliorer l’ordinaire, faisait des ménages et des lessives. En 1938, les amis syndicalistes de mon père lui proposèrent de devenir le gérant d’une coopérative ouvrière d’alimentation appelée « La Ménagère ». Cet établissement vendait au meilleur prix, de l’épicerie, du pain fabriqué sur place, du charbon et comportait aussi une buvette (qui servira, pendant l’occupation, de lieu d’échanges, de point de contact). Toute mon enfance j’ai vu mes parents travailler dur. Devenu ado, j’ai accompagné mon père dans son engagement syndicaliste (il était secrétaire départemental du syndicat CGT des Transports, qui rassemblait les chauffeurs-routiers). Il militait aussi au Parti Socialiste et je lui avais porté la soupe sur les lieux de grève du Front Populaire de 1936 à 1938. Je suivais avec lui la montée du nazisme en Allemagne et le déroulement de la guerre d’Espagne dans laquelle de courageux républicains luttaient contre le général Franco qui voulait détruire la République.
Telles sont les racines qui expliquent la suite de mon parcours…
Devenu lycéen, je me trouve mis en contact avec des jeunes gens généralement issus de la bourgeoisie. Avec mes camarades normaliens, nous nous sentons un peu différents et ainsi s’établit entre nous une solidarité particulière.
La direction de l’établissement était soumise aux directives du gouvernement du Maréchal Pétain. On voulait faire de nous des collaborateurs: lever des couleurs (hisser le drapeau) tous les lundis matins en chantant « Maréchal nous voilà », affichage du portrait du maréchal dans toutes les classes, propagande par des conférences et des films antisémites, pronazis…Cette atmosphère pesante nous a amenés à réagir. Nous savions déjà qu’à Londres un certain Général de Gaulle rassemblait les Français désireux de lutter contre le nazisme. Nous parlions entre nous et réfléchissions à d’éventuelles actions de résistance à toute cette propagande.
Par hasard, à la rentrée d’octobre 1941, deux de nos camarades, Paul Morin et Marcel Thenon, étant allés acheter des livres scolaires d’occasion dans la boutique d’un encadreur-miroitier, Paul Pioda, ont été contactés par ce dernier pour créer, au sein du lycée, un groupe jeune du mouvement de résistance « Libération ». Ils créent d’abord une « sixaine » (groupe de six résistants qui ne se connaissent pas entre eux, ne connaissant que leur chef). Elle sera suivie d’une seconde, puis de la création d’une « trentaine », en fin d’année, regroupant cinq « sixaines ». Les chefs de « sixaine » avaient pour contact un chef de « trentaine » et ne devaient communiquer qu’avec leurs six résistants, c’était une question de sécurité. En 1943, l’accord national de fusion entre les différents mouvements de résistance a pour résultat de nous faire changer de nom. Nous sommes désormais les FUJ, Forces Unies de la Jeunesse, riche, au sein du lycée de deux trentaines de lycéens-résistants. Je suis le chef de la première et Alland de la deuxième. C’est Paul Morin qui coordonne le tout. Je prends donc directement mes ordres de Paul et je les communique aux cinq chefs de sixaine qui dépendent de moi. D’autres groupes de FUJ s’étaient formés dans Bourg, et nous étions dirigés, en 1944, par le lieutenant Philippe.
Ci-dessus, une photo prise en 1942/43 en classe de 1ère. Le prof, au centre est un maréchaliste militant. Je suis au premier rang le 2ème en partant de la droite. Au dernier rang, en haut à gauche, mes amis François Rabuel et Paul Morin. Sur la photo, 29 élèves dont 16 normaliens. Ils sont 16 résistants dont 11 normaliens. Sur les 16 résistants, 11 seront déportés, 8 morts au combat, 9 cadres-résistants, 3 médaillés de la Résistance.
Encore une fois, nous étions des ados. Nos actions ne pouvaient pas être des actions de combat car nous étions lycéens, internes et l’administration du lycée n’était pas de notre côté. Seul, le prof d’EPS, Marcel Cochet, et un surveillant M. Bourgeois ainsi que le concierge, M. Tourrette nous soutenaient.
Quelles étaient alors nos actions ?
D’abord, prudemment, nous nous contentions de distribuer des tracts et des journaux clandestins. Si je dis prudemment, c’est que nous nous les répartitions avec beaucoup de précautions, ce qui ne veut pas dire que ce n’était pas dangereux!
Puis, la nuit, sans bruit, quelques groupes se chargeaient de remplacer, dans chaque salle de classe, les portraits de Pétain par ceux du Général de Gaulle.
Un jour, nous rentrions du stade en rangs avec notre prof d’EPS, Marcel Cochet, quand, tout à coup devant nous surgit une colonne allemande marchant au pas en chantant à pleine voix « Haïli, Haïlo, ah, ah ! ». Après quelques secondes d’hésitation, Marcel Cochet fait un signe à François Rabuel : « Allez, François, lance quelque chose ! »…et, aussitôt, François entonne : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ». Toute la troupe emboîte le pas aux Allemands en chantant à tue-tête le refrain lancé par François. Nous avons marché ainsi pendant une dizaine de minutes, devant des passants interloqués jusque devant la préfecture où notre colonne a cessé de suivre les Allemands et bifurqué vers le lycée Lalande. Ce n’était pas notre itinéraire normal mais nous étions tellement contents de narguer les Allemands !...sans mesurer le danger que représentait cette attitude provocatrice.
Apprentissage de jeunes soldats
Devenus résistants, nous savions que, le jour venu, nous prendrions les armes pour combattre. Mais, être soldat, c’est évidemment savoir se servir des armes.
Alors, étant internes au lycée, comment faire ? Comme nous pouvions sortir librement le jeudi après-midi, nous avons organisé le système suivant: une mitraillette Sten fut déposée chez notre ami Bouvet dont les parents étaient cultivateurs à la périphérie de Bourg. Une autre se tenait chez notre chef Thenon dont les parents habitaient dans un immeuble SNCF. Par petits groupes de quatre ou cinq nous nous rendions discrètement chez eux le jeudi pour apprendre le maniement de la Sten. Evidemment, il n’était pas question de tirer, sous peine d’alerter les Allemands. Mais nous apprenions à démonter et remonter l’arme jusqu’à savoir le faire les yeux bandés pour pouvoir le faire de nuit. Nous apprenions aussi à remplir de balles les chargeurs, à connaître les sécurités, à épauler correctement.
Ce fut la seule formation militaire que nous avons reçue. Savoir viser et tirer correctement, savoir être efficace sans s’exposer, nous l’avons appris plus tard, sur le tas, face à des soldats allemands parfaitement expérimentés et aguerris.
La période de la résistance a été une période de grande discrétion où chacun, dans ses activités, souhaitait que cela soit ignoré des autres.
C’était en février ou mars 1943 et, sur la place Carriat était installé sous chapiteau, un théâtre ambulant que la guerre avait figé à cet endroit: le Théâtre Pataut.
Au lycée Lalande, Paul Morin avait préparé, en pièces détachées dans une valise, une mitraillette Sten destinée au secteur de Bellegarde. Mon père, chef de l’Armée Secrète sur ce secteur, la lui avait demandée, sachant que des parachutages avaient eu lieu vers Bourg. Nous avions fixé comme lieu d’échange le Théâtre Pataut lors d’une représentation d’un samedi après-midi.
La séance commence juste, mon train pour Bellegarde n’est que dans deux heures, nous entrons. Aïe ! à l’entrée, un soldat allemand s’occupe du vestiaire. « Bitte! valise » dit-il en la désignant du doigt. Il faut donc déposer la valise au vestiaire!
Pendant toute la représentation, pas tranquilles, nous nous poussons du coude : « Dis, qu’est-ce qu’on fait? ». Pas question de partir en courant en abandonnant la valise…La représentation prend fin, là, nous ne traînons pas, nous récupérons la valise, un peu fébriles et nous nous éloignons rapidement… soulagés! La Sten a rejoint Bellegarde sans encombre.
Le 11 novembre 1943, le colonel Romans-Petit, chef des maquis, a voulu frapper un grand coup dans l’opinion publique française et étrangère. Il a donc organisé et réussi le célèbre défilé des maquisards à Oyonnax.
En même temps, l’Armée secrète a organisé, dans toutes les villes, une manifestation sur le même thème. Des gerbes porteuses de la même inscription : « Les vainqueurs de demain aux vainqueurs d’hier », ont été déposées nuitamment aux monuments aux morts et la population invitée à passer « individuellement » devant le monument.
A l’intérieur du lycée nous ne pouvions participer. Nous avons donc imaginé de manifester au réfectoire pendant le repas de midi. La consigne suivante a été diffusée à tous les internes, même les non résistants: immédiatement avant le service, une fois tous les élèves assis à leurs tables, un coup de sifflet donnera le signal pour se mettre debout et observer une minute de silence.
Je savais siffler très fort sans mettre les doigts dans la bouche, comme les voyous de l’époque. J’ai donc donné le signal sans être repéré. L’exécution a été parfaite et unanime. L’administration du lycée n’a pas réagi.
Toutes les actions de résistance, même pouvant maintenant paraître comme anecdotiques, étaient interdites et faisaient l’objet d’une étroite surveillance par la police française et la Gestapo. Les sanctions allaient de l’emprisonnement à la déportation dans les camps et même la mort immédiate par fusillade.
Le 24 novembre 1943, les internes des classes de 1ère et de terminale travaillent en salle d’étude après le repas du soir. Les élèves paraissent studieux, trop penchés sur leurs cahiers à cause d’un éclairage insuffisant. Je n’ai pas le cœur au travail, il se passe tellement de choses à l’extérieur.
Soudain, le concierge apparaît et me fait signe de le suivre. On m’attend au parloir. Que se passe-t-il d’important pour que j’ai une visite à une heure aussi tardive ? Deux amis de ma famille, dont un a des responsabilités dans la résistance, sont là, venus de Bellegarde en voiture.
Leur visage est grave.
- « Ton père et ta mère ont été arrêtés aujourd’hui par la Gestapo sur leur lieu de travail. Ta mère a été relâchée mais ton père doit se trouver maintenant à la prison de Gex. Toi, tu ne sembles pas menacé, car les Allemands n’ont pas fait mention de ton existence, mais il faut que tu préviennes les dirigeants départementaux que nous ne connaissons pas. »
C’est le choc ! Et pourtant je sais bien le risque que nous avons tous accepté de prendre. Je pense à ma mère, complètement impliquée elle aussi dans ce combat. Je sais qu’elle sera forte. Mais comment réagira ma jeune sœur qui, malgré ses onze ans, doit être parfaitement consciente de la gravité de la situation? Il faut réagir, ce n’est pas le moment de flancher.
Mon père est le chef du secteur de l’Armée Secrète. Il connait l’identité et l’adresse des dirigeants départementaux des MUR (Mouvements Unis de Résistance). Sa grande force de caractère, son courage sont bien connus, mais on sait que la Gestapo pratique des techniques d’interrogatoire qui peuvent briser les plus courageux. Il faut en effet donner l’alerte immédiatement au cas où il parle sous la torture.
Je ne dois rien laisser paraître, attendre le coucher et l’extinction des feux, me relever silencieusement et gagner une sortie connue des seuls lycéens: un barreau de fenêtre descellé et qu’on peut enlever pour « faire le mur » comme disaient les internes.
Une fois dehors, je me déplace avec prudence pour éviter d’être contrôlé par une des patrouilles allemandes ou miliciennes qui circulent en ville toutes les nuits. J’atteins enfin la rue de la Citadelle devant le domicile de M. Greusard (Dupleix dans la résistance), le président des MUR. Je frappe longtemps sans obtenir de réponse. Enfin, la porte s’entrouvre à peine et une dame apparaît. Malgré mon insistance, elle refuse de me faire entrer. M. Greusard est absent, prétend-elle. Je ne peux que lui donner le message.
J’ai appris plus tard de la bouche de M. Greusard, qu’à ce moment même, se tenait chez lui une réunion des dirigeants départementaux avec le colonel Romans, chef des maquis.
Celui-ci, dès le lendemain, mit sur pied deux groupes d’élite de maquisards pour intervenir sur la prison de Gex. Ce fut en vain, car on apprit que mon père avait été transporté tout de suite à la citadelle de Besançon. Deux mois plus tard, il était expédié au camp du « Struthof » avec la mention NN. Au bout de neuf semaines, il décédait de froid, de faim, de coups et d’épuisement par le travail harassant dans la carrière de pierres du camp. Le seul de ses compagnons de misère qui ait pu survivre m’a raconté qu’il l’avait tenu mort dans ses bras, sur la place d’appel car, au Struthof, les NN devaient être présents à l’appel, même morts.
La première action pour laquelle les lycéens ont porté les armes
A la fin du mois de mai 1944, les FUJ se voient confier par le colonel Romans, chef des FFI de l’Ain et du Haut Jura, une mission particulière.
Les Alliés (Anglais, Américains, Canadiens) doivent bientôt débarquer en France et la Résistance a besoin d’argent. Le colonel décide donc de prélever l’argent nécessaire sur l’Etat Français de Vichy, c’est-à-dire à la Trésorerie Générale de l’Ain. Les FUJ sont chargés d’exécuter l’opération. D’ailleurs le même coup de main est programmé à Saint Claude dans le Jura.
* Le coup de main
Il faut intercepter le caissier, qui transporte à pied chaque matin une importante somme d’argent, de la Banque de France à la Trésorerie Générale. Un inspecteur de police l’accompagne pour le protéger, mais il est convenu qu’ils laisseront faire, tous deux, sans réagir. L’opération aura lieu rue Teynière devant la porte de l’établissement. Le 27 mai le coup est raté à cause d’une alerte aérienne. Le 29, deuxième échec, car le caissier est en retard. Il est risqué de l’attendre trop longtemps.
Enfin, le 5 juin a lieu une troisième tentative : Paul Baillet, dit « Poney » et Roger Perret, venus du maquis FUJ de Gravelle dans une « traction avant » embarquent aux abords de Bourg trois FUJ lycéens : Gilbert Guilland, Roger Guettet et Jean Marinet.
Je raconte: « La voiture pénètre en ville sans encombre et s’immobilise dans la discrète rue Gustave Doré. La suite des événements montrera que ce n’était pas le meilleur choix… Le caissier doit apparaître à 9h14. Je descends de la voiture, armé seulement d’un pistolet dissimulé sous ma gabardine et m’engage dans la rue Teynière de façon à donner le signal de l’intervention. A 9h 23 un agent de liaison passe en vélo et m’annonce, sans s’arrêter, que notre homme approche dans l’avenue Alsace Lorraine. A ce moment, une camionnette arrive à toute allure de la place Edgar Quinet et s’immobilise brusquement devant l’entrée de la rue Gustave Doré. Nous apprendrons qu’elle était conduite par le milicien d’Ambert de Sérillac. En même temps, des miliciens armés surgissent de tous côtés des immeubles voisins. C’était un piège, nous avons été vendus!
Séparé de mes amis par la camionnette et les miliciens, je ne peux que disparaître par la rue Thomas Riboud, accompagné par quelques tirs, heureusement imprécis. La voiture est sous le feu de la mitraillette de d’Ambert. Baillet et Guilland ripostent et le touchent en pleine poitrine. Mais la traction est hors d’usage, et d’ailleurs l’autre bout de la rue est bouché par un deuxième véhicule de la milice…le piège est bien fermé ! Perret et Guilland sortent en tirant et peuvent s’échapper à travers une maison voisine en abandonnant leur arme. Baillet et Guettet sortent à leur tour sous un feu nourri et s’effondrent touchés aussitôt, le premier à la poitrine, au bras et à la jambe, le second à la clavicule. Bourdery, le chef des miliciens s’approche : « Celui-ci a son compte » dit-il en parlant de « Poney », et voyant qu’il respire encore, sort son pistolet pour l’achever. Heureusement, l’un des miliciens présents arrête son geste car il a reconnu « Poney » qui est un de ses copains. Chacun d’eux ignorait les activités de l’autre.
D’abord soignés sommairement par les Dominicaines du couvent voisin, les deux blessés sont transportés à l’hôpital, où les Allemands viendront les chercher pour les emmener à leur caserne. Mais les miliciens récupèrent tout de suite Roger Guettet. Ils abandonnent Baillet qu’ils croient mourant car ses blessures sont, en effet, sanglantes et spectaculaires. Elles sont en réalité sans gravité. Il restera six jours dans un cachot de la caserne avant d’être remis, toujours vivant, aux miliciens.
La milice possédait une liste des lycéens suspectés d’être résistants, dressée par un élève milicien clandestin, nommé Delannay. Cette liste était étonnamment précise. Après la fusillade du matin, où l’implication de lycéens était établie, la milice décide une opération au lycée où se déroulait, l’après-midi même, la dernière épreuve du Baccalauréat.
Isolé après la fusillade, identifié et activement recherché par les patrouilles de la milice que je croise plusieurs fois, je me sens traqué comme une bête. J’avais l’impression d’être un lapin poursuivi par des chasseurs. J’ai su plus tard par Roger Guettet qu’il les avait entendu dire qu’ils devaient m’abattre à vue. Un ami, Georges Mellet, que j’ai rejoint chez lui, rue de la République, me procure alors d’autres vêtements afin de modifier mon apparence. Vers 13h, je réussis à faire prévenir Pierre Figuet, chef de sixaine, d’une intervention probable de la milice au lycée. Après concertation entre eux, les lycéens résistants décident à la majorité de courir le risque de terminer l’examen (Math pour les uns et Sciences naturelles pour les autres) et de partir aussitôt après. Une heure de plus…une heure de trop ! Ce fut le mauvais choix… »
* Les arrestations
A 16h15, une horde de miliciens surexcités, vociférant et tirant des coups de feu envahit le lycée en hurlant les noms de la liste qu’ils possèdent. Ils rassemblent élèves et professeurs dans la cour d’honneur, et alignent avec brutalité onze « suspects » et quelques professeurs face au mur, sous la menace de deux fusils mitrailleurs. Le surveillant général Bourgeois (en réalité un alsacien nommé Schmidt) est retrouvé dans sa chambre puis roué de coups à terre jusqu’à l’évanouissement. Fouille des salles, découverte malheureuse d’une carte d’Etat-major dans le casier de Figuet. L’opération est dirigée par le tristement célèbre Dagostini, commandant l’unité combattante mobile de la milice qui s’était illustrée aux Glières. Il est bien connu pour sa détermination et sa cruauté.
* Les interrogatoires
Finalement, une soixantaine de garçons et quelques professeurs sont embarqués dans des camions découverts, sous un violent orage, à destination de Saint Amour où se trouve le P.C. (poste de commandement) de Dagostini. C’est là que le tri va se faire. Rosette, devenu combattant FTP depuis 1943 ne figure pas sur la dernière liste des FUJ et, de ce fait est relâché lui aussi. Dix arrestations sont maintenues accompagnées d’interrogatoires musclés: coups de crosse, coups de pieds, coups de poing, torsions des bras, mise à nu pour certains et flagellations avec le ceinturon (jusqu’à perte de connaissance). Roger Guettet étendu sur une civière, pâle et ensanglanté est confronté à Pierre Figuet et quelques autres, et sommé de confirmer les accusations de leur appartenance à la Résistance. Pierre gardera toute sa vie les séquelles d’un mauvais coup sur la nuque. Tout cela se déroule sous la direction effective de Dagostini et en présence de sa maîtresse, la belle et cruelle Mlle Champetier de Ribes (fille d’ambassadeur), très friande du spectacle des hommes nus martyrisés.
Ramenés à Bourg devant l’hôtel de France occupé par la milice, puis dans les caves de l’hôtel de l’Europe, les prisonniers apprennent qu’ils seront fusillés. Bourgeois est libéré suite à de pressantes interventions et faisant valoir que sa double identité n’est due qu’à son souci de rester français plutôt que de devenir allemand. Heureusement, certains des lycéens ont eu le temps de se concerter afin de rendre plausibles leurs déclarations de n’avoir fait que transmettre quelques journaux clandestins, sans appartenir à un groupement organisé. Conformément aux directives de la Résistance applicables en tel cas, ils me dénoncent, comme chef de trentaine sachant que j’ai échappé à la milice et que je suis identifié. Le seul milicien qui connaissait mon visage est d’Ambert qui, heureusement, a été blessé gravement et ne peut donc participer à la chasse à l’homme. Toute la ville est en émoi car le lycée Lalande y est une institution très ancienne et respectée. Une vague d’interventions de personnalités de tous horizons déferle sur le Commandant Simon, chef départemental de la milice. Celui-ci n’est pas un guerrier sanguinaire comme Dagostini, mais plutôt un fin politique qui craint que cette affaire ne ternisse un peu plus la détestable réputation de la milice dans l’opinion publique. Peut-être aussi a-t-il compris que le débarquement commencé réussirait et que lui et ses amis auraient bientôt des comptes à rendre.
* Les blessés
Finalement, les deux blessés seront graciés et « pour se racheter » invités à renier leur passé de résistants. Grâce aux visites de leurs proches, qui assurent la liaison, ils peuvent interroger à distance le lieutenant Philippe, commandant la compagnie FUJ. Réponse : « Faites ce qu’il faut pour sauver votre vie en attendant que nous ayons le temps d’organiser votre récupération. ». Le Commandant Simon ne manquera pas de les exhiber en ville pour montrer combien il est clément envers « ces bandits à figure d’ange », comme il les avait baptisés. Nos deux prisonniers avaient été prévenus que toute tentative d’évasion déclencherait, en représailles, l’exécution d’autres otages. Mais ils savaient aussi que les éléments les plus durs de la milice départementale, comme d’Ambert de Sérillac, remis de ses blessures, désapprouvaient la clémence de leur chef et avaient laissé entendre qu’ils ne rateraient pas l’occasion de les abattre à la faveur d’une prétendue tentative d’évasion. Tel était le dilemme. En fin de compte, ils purent s’échapper plus tard tous les deux et rejoindre le maquis FUJ chacun à sa manière: le mercredi 2 août, « Poney », autorisé à circuler en ville, est « enlevé », apparemment contre son gré, par un commando FUJ. Ainsi, les autres prisonniers ne subiront pas de représailles. Mais sa mère est emprisonnée à sa place, heureusement pour peu de temps. Pendant ce temps, Roger Guettet a été emmené à Nantua par les miliciens qui occupaient la ville après l’offensive allemande de la mi-juillet. Il réussit à tromper leur surveillance et à prendre le chemin de la montagne toute proche où il est recueilli par des maquisards. De retour à la compagnie FUJ, je le rejoins alors, après avoir lutté en juin et en juillet au sein d’un groupe de l’Armée Secrète de Bellegarde. (Mais ceci est la suite de mon histoire de résistant, devenu maquisard, qu’il faut lire dans « Cristal 4 ».
Juillet 1944, le lycée a fermé ses portes pour les vacances et j’ai « pris le maquis » dans un groupe de l’Armée Secrète de Bellegarde. De « lycéen-résistant », je suis devenu « maquisard ». Du 11 au 21 juillet 1944, 35 000 Allemands attaquent les FFI de l’Ain dans le but de les détruire complètement. Il est important pour les Allemands d’assurer la sécurité de leurs déplacements sur les grands axes de communication que les maquisards attaquent sans arrêt. Malgré de violentes batailles à Neuville, à Cerdon, à Trébillet, entre autres, ils parviennent à pénétrer dans la zone montagneuse maquisarde du département. La différence des forces était écrasante. Sagement fidèle à ses méthodes de guérilla, le colonel Romans ordonne alors la dispersion des unités dans la montagne. Il faut disparaître pour éviter la destruction de notre potentiel militaire, se regrouper plus tard pour reprendre l’action.
C’est ainsi qu’après avoir combattu le 12 juillet 44 à Trébillet, en retraite en direction du Crêt de Chalam, mon groupe stationne le 13 juillet dans la forêt de Giron. Une forte colonne allemande monte de Saint Germain de Joux vers Echallon et Belleydoux, sur l’autre versant de la vallée de la Semine. Notre chef de groupe me place en observateur dans une ferme en ruine à la lisière de la forêt, pour le cas où l’ennemi remonterait de Belleydoux à Giron par le pont d’Orvaz. Belleydoux est bombardé et mitraillé par l’aviation. Les appareils viennent tourner au dessus de nos têtes pour replonger sur le village. Toute la journée, on entend le crépitement caractéristique des fusils mitrailleurs anglais qui équipent les maquisards. Nous ne sommes pas découragés, mais nous avons pleinement conscience de la gravité de la situation. Comment cela finira-t-il?
En fin de journée, je remonte à travers bois silencieusement pour rejoindre mes camarades au repos dans la forêt. Je me crois seul, lorsque j’entends des craquements de branches. Quelqu’un marche, tout près, avec précautions. Qui? Certainement pas un Allemand, peut-être un de ces miliciens qui cherchent à s’infiltrer parmi nous, ou bien un maquisard solitaire. Surtout, ne pas se laisser surprendre. Je me déplace avec précautions moi aussi, le doigt sur la gâchette de mon fusil, quand, en contournant un sapin, je me trouve face à face avec un homme armé, sans uniforme. Aussi surpris l’un que l’autre, nous nous reconnaissons instantanément.
- « Qu’est-ce que tu fais là ? »
Sotte question évidemment, mais qui exprime bien notre soulagement. Il s’agissait de Boujon, élève du lycée Carriat. Nous nous connaissions pour avoir été rivaux lors des championnats scolaires de cross. A une fraction de seconde près, nous avions failli nous entretuer. Il s’était égaré dans le bois en rejoignant son groupe.
Le malheureux fut tué quelques semaines plus tard au cours des derniers combats dans la région de Bourg.
La bataille de Meximieux - La Valbonne
Contre la 11ème Panzerdivision SS
Le 26 août 1944, la compagnie F.U.J., qui appartient au bataillon « Clin », quitte Plagnes pour Meximieux. Objectif : la région lyonnaise pour désorganiser la retraite allemande de la vallée du Rhône, suite au débarquement allié sur la côte méditerranéenne.
Le 28 août arrive enfin une avant-garde américaine. La ville de Meximieux est en liesse mais ignore encore la violence de la bataille qui va s’y dérouler bientôt.
Trois compagnies du bataillon dont celle des enfants de troupe où se trouve notre ami Bensoussan, occupe le camp militaire de La Valbonne. André Bensoussan était arrivé au lycée Lalande au début de l’année 1944 venant de l’école des enfants de troupe, c’est à dire le lycée militaire d’Autun replié au camp de Thol, entre Poncin et Pont d’Ain. Il en portait encore l’uniforme. Il en avait été chassé parce que juif. Sa forte vocation était de faire une carrière d’officier. Nous l’avons tout de suite reconnu comme étant des nôtres et incorporé à ma trentaine. Au mois de mai 1944, il m’annonce son départ. En effet, la totalité de son école avait pris le maquis sous les ordres du lieutenant Signori, dit Mazaud, et il tenait à combattre avec ses camarades. Il fut tué le 31 août à La Valbonne, à nos côtés, la section « Jo » de la compagnie F.U.J. étant venue précisément relever les enfants de troupe très éprouvés.
Le jeudi 31 août, les panzers S.S. (blindés, chars d’assaut) attaquent, infligeant des pertes sévères. La section « Jo » dont je fais partie monte en renfort pendant la nuit, sous un gros orage. Un ancien combattant mutilé de 14-18, père d’une camarade de lycée, nous a regardé partir de Meximieux en disant : « Quelle folie d’envoyer ces jeunes au combat sans casques ni sacs, en bras de chemise !… »
Le matin, un violent bombardement se déclenche qui sera fatal à André Bensoussan, entre autres. Onze morts chez les enfants de troupe, pas de pertes dans notre section mais cela devient intenable. Nous recevons l’ordre de repli car les Allemands sont arrivés à Pérouges et nous sommes menacés d’encerclement. Roger Guettet participe au brancardage d’un blessé sérieusement atteint à la tête. La section « Jo » est chargée de couvrir la retraite qui s’effectue dans une plaine absolument horizontale et nue, sous un bombardement intense, très impressionnant qui nous oblige à progresser par bons successifs. Henri Rosset et moi sommes désignés pour rester en arrière, un temps, avec un fusil mitrailleur, pour parer une éventuelle poursuite par l’infanterie. Cela s’avérera inutile car nous n’avons à faire qu’à l’artillerie.
Enfin, nous atteignons la rivière d’Ain, accueillis par les servants d’un canon américain! Nous franchissons la rivière au gué de Charnoz. C’est fini pour nous. Là, au milieu de la compagnie des enfants de troupe, je retrouve Pierrot Ecochard, condisciple et bon copain de Lalande, très éprouvé par les deux journées qu’il venait de vivre.
Nous nous installons au repos au camp militaire de Leyment pendant que les autres sections de la compagnie subissent à leur tour le choc au château de Meximieux et dans la ville où les panzers S.S. et les chars américains s’affrontent. Dans la nuit du 1er au 2 septembre, des renforts américains arrivent et la section « Jo » est chargée de recueillir les corps de nos camarades tués au pont de Chazey. Triste souvenir… les Allemands se retirent, la bataille de La Valbonne-Meximieux est terminée.
Après les combats de Meximieux
Nous étions des soldats sans uniforme…
Je suis quatrième en partant de la gauche,
le 3ème est mon compagnon de l’attaque de la Trésorerie générale: Roger Guettet.
Cinq combattants sur six sont normaliens.
Après la guerre, le lycée Lalande a été le seul lycée civil de France à recevoir la médaille de la Résistance en même temps que trois élèves.
12 janvier 1947: décoration du drapeau du lycée
Le Recteur de l’Académie de Lyon décore trois lycéens: Gilbert Guilland, Jean Marinet et Jacques Laprade de la médaille de la Résistance.
Le drapeau du lycée décoré juste avant eux est tenu par Marcel Thenon, initiateur des FUJ avec Paul Morin qui se tient à sa droite. Ils ont déjà été décorés auparavant, à leur retour de déportation. A gauche de Thenon, la sœur de notre surveillant général Bourgeois (de son vrai nom Pierre Schmidt) tué à la bataille de Meximieux-La Valbonne.
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Antisémite: Français qui veut rejeter les Juifs de la communauté française. Les Allemands iront jusqu’à vouloir les détruire tous.
A.S.: Armée Secrète. Les MUR ont créé une organisation militaire secrète dont le but était de prendre les armes en juin 1944 pour rejoindre les maquis et aider les troupes alliées (Anglais, Canadiens, Américains) du débarquement.
Collaborateur ou collabo, ou maréchaliste: Français qui approuve la politique de Pétain et se montre favorable à une entente avec l’Allemagne.
FFI: Pour aider le débarquement des Alliés, le 6 juin 1944, l’Armée Secrète et les maquis se rassemblent pour former les Forces Françaises de l’Intérieur.
FUJ: Forces Unies de la jeunesse. Mouvement regroupant les jeunes résistants
Gestapo: police allemande particulièrement redoutée pour sa cruauté envers la résistance.
SS: partie de l’armée allemande ayant prêté serment à Hitler, affectée à la surveillance des camps de déportés et aux combats les plus durs.
Maquisard, Résistant: on confond souvent ces deux termes qui recouvrent des réalités bien distinctes.
Le Résistant s’oppose par des actes, souvent non-violents, continue ses activités normales tout en agissant secrètement pour aider la Résistance.
Le maquisard a « pris le maquis », c'est-à-dire qu’il a quitté ses activités normales pour aller se cacher dans la montagne, dans le maquis et s’est petit à petit organisé pour pouvoir combattre.
Milice: troupe française au service du maréchal Pétain auquel ils doivent prêter serment, alliée des Allemands, combattant la résistance et les maquis avec détermination et cruauté. Elle est particulièrement impliquée dans la chasse aux Juifs.
Milicien: membre de la milice
MUR: les Résistants de différents mouvements (Libération, Combat…) sont regroupés en 1943 pour former une seule organisation, les MUR (Mouvements Unis de Résistance)
Nazisme: système de pensée et système politique inventé par Hitler qui veut que l’Allemagne devienne la maîtresse du monde.
Pronazi: personne qui milite pour cette vision du monde
NN: Nacht und Nebel en allemand (Nuit et brouillard en français), nom attribué par les Allemands aux Résistants jugés les plus dangereux. Ils étaient encore plus mal traités que les autres et n’avaient même pas droit au costume rayé et devaient s’habiller de ce qu’ils trouvaient, donc de guenilles.
STO: service du Travail Obligatoire. L’industrie de guerre allemande fabriquant les canons, les armes et les munitions, manque cruellement d’ouvriers. Pour apporter son aide à l’Allemagne, le gouvernement de Pétain institue le STO et envoie en Allemagne les jeunes Français nés en 1922 et 1923. Beaucoup iront se cacher dans la montagne, ce qui provoquera la naissance des maquis.
Struthof: seul camp de déportation sur le sol français, en Alsace. On y déporte surtout les Résistants qu’on fait mourir au travail dans une carrière de pierres.