Participation au pèlerinage de l’Amicale de Neuengamme
Impressions de voyage par le professeur accompagnateur


Lorsque nous avons reçu l’invitation de M. Vuillet, président de l’Amicale de Neuengamme de Franche-Comté, à participer au pèlerinage de l’Ascension, c’est moi qui me suis trouvée disponible pour accompagner Benjamin et Maxime (élèves lauréats du Concours de la Résistance et de la Déportation). Cela aurait pu être n’importe lequel d’entre nous au sein de l’équipe d’histoire-géographie du lycée puisque nous sommes tous impliqués dans le projet « travail de mémoire » que nous menons depuis des années avec l’association « Résistance Lalande », formée d’anciens élèves du lycée, engagés dans la Résistance et déportés pour certains.
Ce contexte explique certainement le fait que nos élèves participent  plus qu’ailleurs au concours de la Résistance et de la Déportation organisé chaque année. Ce sont donc les résultats de deux d’entre eux qui m’ont donné cette occasion unique de participer au pèlerinage 2007 de l’Amicale de Neuengamme.
Je peux affirmer que ce voyage a été aussi enrichissant pour moi que pour eux, à la fois comme personne, et aussi comme professeur d’histoire, et ce, à plus d’un titre.
C’était la première fois que j’abordais le phénomène concentrationnaire en étant accueillie au sein d’une Amicale.
C’était la première fois que j’accompagnais un « groupe » de seulement ! deux élèves, ce qui créait bien sûr des liens particuliers.
C’était la première fois que je visitais des sites concentrationnaires dans un contexte plus large que la visite du seul camp central, et dans des lieux qui amenaient à poser des problèmes liés à des moments différents de cette histoire.

 

Le premier intérêt de ce voyage, c’est la rencontre avec les autres participants, c’est à dire des membres de l’Amicale qui formaient la presque totalité du groupe. Être accueillis au sein d’une Amicale, c’est entrer dans une grande famille, ici née de la déportation. L’Amicale française de Neuengamme regroupe tous les anciens déportés et les familles sans distinction d’appartenance politique; M. Pinçon, président de l’Amicale française, a d’ailleurs tenu à rappeler le rôle de déportés comme Jean Dolidier pour faire en sorte que la défense des intérêts des familles de déportés  et des survivants, comme les cérémonies du souvenir dues aux disparus, s’organisent en dehors de toute chapelle politique et dans le respect des valeurs, niées justement par les bourreaux nazis. Jean Dolidier, aussi premier président de l’Amicale internationale, a donné son nom au chemin qui mène au camp.
Le contact avec les déportés, avec les familles (représentées parfois par plusieurs générations) nous a permis de prendre la mesure du traumatisme subi, plus ou moins bien surmonté par les uns et par les autres, encore aujourd’hui, soixante-deux ans après le drame. Il nous a appris le poids d’amour qu’il a fallu, qu’il faut toujours, pour vivre avec ces souvenirs douloureux. Je pense à Mme Chantrel accompagnant son mari dans son témoignage à Ahlem, ou à l’émotion qui submerge Jean Mével lorsqu’il parle de sa déportation à 15 ans ou de son retour difficile sans ses camarades du même âge, arrêtés en même temps que lui. C’est ce que souligne encore Robert Pinçon lorsqu’il explique que le poids le plus lourd, c’est le souvenir de ses camarades qui ne sont pas revenus.
Il y a aussi ceux ou celles qui n’ont toujours pas pu faire leur deuil, ne sachant pas exactement où se recueillir, où pleurer, où déposer leurs fleurs. Alors, sur chaque lieu, ils imaginent, moment de douleur supplémentaire non cicatrisée.
La part émotionnelle forte de ce voyage est là, de plus en plus ressentie au cours de ces cinq jours, au fur et à mesure des échanges et de l’attachement à des personnes qui nous touchent, avec qui nous nouons des liens de sympathie. Je pense à Christine, à Marguerite, et à bien d’autres.
Je suis personnellement très sensible à cela, mais les garçons aussi, d’autant que, le premier moment de réserve passé comme il est normal lorsque des étrangers arrivent dans une famille, tous nous ont accueillis avec beaucoup de gentillesse. Par ailleurs, l’Amicale, dans une dimension qui dépasse ces échanges personnels (qui ne se limitent pas bien sûr qu’aux moments forts des recueillements), nous a pleinement associés aux différentes cérémonies. Benjamin, comme Maxime en ont, je crois, bien compris la portée.

 

C’est, pour moi, la deuxième dimension de ce voyage, et la raison de ma présence.
J’accompagne deux élèves, deux garçons de Terminale, un mois avant l’examen final du baccalauréat. Ils sont intelligents, curieux, engagés chacun à leur manière. Leur choix de participer au concours de la Résistance et de la Déportation est significatif de cet engagement. Ils ont dix-huit ans, entrent dans l’âge adulte et l’expérience me montre que les approches les plus intéressantes, le travail le plus approfondi sur la deuxième Guerre Mondiale, ont été faits par des élèves de cette classe d’âge1.
Mon rôle, à leurs côtés, a surtout été de faire en sorte que les choses prennent du sens, au-delà de la seule émotion. J’ai essayé, discrètement, de les guider pour qu’ils rassemblent - indépendamment de leurs souvenirs personnels -, l’un avec un appareil photo, l’autre avec un magnétophone, des documents permettant une exploitation ultérieure plus approfondie. Les ayant eu tous les deux comme élèves, Benjamin en classe de seconde, et Maxime en classe de terminale, j’étais persuadée qu’ils feraient du bon travail et qu’ils ne perdraient jamais de vue la raison pour laquelle ils étaient là. Ils n’ont pas déçu mes attentes et la tâche de professeur accompagnateur fut facile et agréable.
Ce rapport de confiance établi, je ne pouvais leur refuser d’aller, une fois la journée terminée, découvrir les villes allemandes dans lesquelles nous nous trouvions et partir à la rencontre, malgré l’obstacle de la langue (ni l’un, ni l’autre n’étudient l’allemand) de jeunes de leur âge. Ce fut, pour moi, la partie la moins facile surtout qu’ils oublièrent souvent de m’avertir de leur retour... Mes nuits de sommeil furent parfois un peu courtes... Je sais gré à Franck (notre accompagnateur allemand, qui consacrait une partie de ses congés à la facilitation du pèlerinage) de leur avoir donné ses coordonnées téléphoniques pour le cas où ils se trouveraient en difficulté (situation que des adolescents, surtout responsables, jugent toujours improbable!). Tout s’est bien passé...et en cette veille de préparation du G8 en Allemagne du Nord, les rencontres furent apparemment instructives. L’histoire, c’est vrai, s’écrit aussi au présent!
Au retour, j’ai pu apprécier, en exploitant leurs documents, l’intérêt très important des témoignages recueillis, surtout que notre voyage dépassait largement la découverte du seul camp central. Il nous a permis, à travers les différents lieux ou commémorations, d’aborder des moments différents de l’histoire concentrationnaire. Là se manifeste l’intérêt du professeur d’histoire.

 

Le point commun de tous les témoignages, au-delà de la diversité des situations vécues, réside clairement dans la mise en évidence du processus de déshumanisation, pensé par l’idéologie nazie et méthodiquement exécuté, avec la rigueur de la bureaucratie allemande. L'existence en tant qu’homme ou femme est niée; les détenus ne sont plus que des numéros, des « Stück» ; les enfants juifs, échappés de la sélection, ne sont plus des enfants mais des cobayes dont on se débarrasse, une fois l’expérience terminée, la seule destination programmée d’entrée pour eux étant la mort, ce que ne peuvent pas bien sûr imaginer un seul instant les déportés pour qui, déjà, leur seule présence dans ce camp relevait de l’incompréhension totale.
Ce que montre par ailleurs l’histoire des derniers mois de la guerre, c’est que, même pour les bourreaux, l’ampleur du crime, la transgression des lois humaines étaient telles, qu’il leur fallait effacer toute trace du forfait. Les camps sont évacués, nettoyés,  les registres détruits, les mourants parqués, les valides regroupés - après d’interminables marches pour certains - avec ce qui reste des forces militaires actives dans le dernier réduit qu’est l’Allemagne du Nord. Les déportés, qui arrivent par milliers dans la baie de Lübeck, sont entassés sur des bateaux. Mme Bousquet, dont le père est mort sur le « Cap Arcona », nous a montré la photocopie d’un article paru juste après la guerre dans la presse régionale du Sud-Ouest, où il est fait mention du tir d’un sous-marin allemand qui aurait volontairement coulé une barge portant 1000 déportés, avant même les bombardements alliés du 3 mai – Ils pensaient bombarder des bateaux chargés de dignitaires nazis  cherchant à s’enfuir…-. L’objectif était-il de faire disparaître tous ces déportés ? C’est une hypothèse qui paraît plausible.
L’ampleur du crime était telle que, malgré la politique de dénazification menée par les Alliés (certes avec des limites et à l’aune parfois de leurs propres intérêts), le souci de nombreuses autorités fut d’effacer le passé. L’exemple de la ville libre et hanséatique de Hambourg est, sur ce point, particulièrement intéressant. Lorsqu’en 1948 (dans un contexte marqué dorénavant par la Guerre Froide), les Anglais leur restituent le camp, le sénat hambourgeois décide, au mépris de la mémoire des victimes, d’y installer des prisons! Une longue lutte commence alors, initiée par les différentes amicales nationales, réunies en Amicale internationale en 1958.
Nous avons eu le privilège d’assister, en témoins,  aux derniers épisodes de la restitution définitive du site aux déportés et à leurs familles, les 18 et 19 mai 2007; pour autant, la vigilance sur l’avenir de ce lieu commémoratif ne doit pas se relâcher!

 

Par ailleurs, j’ai particulièrement apprécié le travail réalisé à Kaltenkirchen. L’équipe de bénévoles - dont apparemment beaucoup d’enseignants -, engagés dans l’entretien de ce kommando  extérieur du camp de Neuengamme (situé à 25 kilomètres de Hambourg), a fait un travail remarquable aussi bien du point de vue de la mémoire que de l’histoire. Ils ont redonné, autour d’une simple colonne portant un extrait d’un poème de Roger Joly, ancien déporté, un nom aux victimes là où les bourreaux leur avaient substitué un matricule. La faim et la torture devaient les réduire à rien, le travail les anéantir! Pourtant, les cris de douleur ont accouché de poèmes, d’œuvres d’art comme autant de témoignages dédiés par les survivants aux camarades disparus. Mais, dans le même temps, sur ce site commémoratif, une exposition permet de réfléchir à la question complexe du « comment », du « pourquoi », dans un des pays d’Europe les plus avancés économiquement et culturellement. Comment assiste-t-on, malgré cela, à la montée inexorable d’une idéologie d’exclusion fondée sur une hiérarchie des races? Quelles circonstances ont pu faire d’un peuple des témoins passifs, voire complaisants de l’horreur? Une horreur telle qu’au final, le plus facile est de l’évacuer, de la nier... « Non, on n’a ni vu, ni entendu passer sur la route, chaque jour, les déportés légèrement vêtus quel que soit le temps, marcher au pas avec leurs claquettes de bois »…
Ces citoyens de Kaltenkirchen ont certes bénéficié des travaux de l’historien Gerhard Hoch, mais ils ont aussi saisi l’opportunité, à partir de ce travail universitaire, de poser les vraies questions et de demander à leurs concitoyens de regarder leur histoire en face. Cette démarche semble présente aussi sur certains autres sites de kommandos à Hanovre (même si elle n’est pas aussi explicite); elle paraît plus hésitante et ambiguë à Hambourg.
Loin de moi pourtant l’idée de stigmatiser les Allemands; ce questionnement doit avoir une dimension universelle comme le réclame la charte des droits de l’Homme de l’ONU adoptée en 1948 (en réponse, ne l’oublions pas, au drame des années précédentes) à une époque, celle de la mondialisation des échanges, où nous prenons conscience que notre monde et notre humanité ne sont qu’un. Pour autant, la communauté internationale a été incapable d’empêcher le génocide au Rwanda, elle n’a pas voulu voir…

 

Toutes ces raisons font que, pour moi, le devenir des sites commémoratifs, conséquences de la barbarie nazie, doit être le souci de tous. Nous essayerons, chacun à notre niveau, d’être dignes de la confiance que vous nous avez accordée en nous invitant à vivre ces moments forts à vos côtés. Pour ma part, je m’y emploierai certainement un peu mieux, vis à vis de mes élèves. En tout cas, ce voyage m’a confortée dans l’idée que cet engagement est essentiel, mais doit toujours s’appuyer sur un questionnement historique rigoureux si on ne veut pas se contenter de céder à une simple mode mémorielle.


Joëlle Trichard-de Voronine, professeur d’histoire, lycée Lalande, Bourg en Bresse (Ain)

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1 Nous avons pu le voir dans l’accueil réservé aux témoignages et dans les échanges avec les anciens Résistants et déportés de notre lycée. On ne peut, à ce sujet,  que regretter que l’étude de cette période ait été déplacée de la classe de Terminale en fin de classe de Première. Les élèves sont certes intéressés, mais nous n’avons pas, en Première, la même qualité d’écoute et d’interrogations.

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