LA COLÈRE DU JUTEUX


Poème écrit par Roger Page, dit Plat d'Œuf, ou Pladowski,

élève de 1ère au Lycée Lalande en 1942-43

 

 

Première arrestation en 1942.

Prend le maquis en 1943.

Par­ticipe au défilé d'Oyonnax le 11 novembre 1943.
De nouveau arrêté en février 1944.

Déporté. Meurt à Mauthausen (près de Linz - Autriche) le 5 juillet.

 

Circonstances :
Tandis que les troupes d'occupation défilaient le long du mur du terrain de sport du lycée (la "Pelouse") en chantant "Heili ! Heilo!", des lycéens leur lancèrent quelques pierres. La réaction ne se fit pas attendre. Elle eut des prolongements.
Repères :
- Des élèves chahuteurs (même jeunes), en quittant les cours d'histoire, menaçaient leur professeur, dit Bython, de lui couper la barbe.
- À cette époque, non seulement pénurie d'aliments, de vêtements, mais aussi de matières premières: charbon, essence... et même papier.
- Drugu: surnom d'un professeur-adjoint, surveillant les études (et ultérieurement enseignant de Sciences Naturelles).
- Lafleur: surnom, comme ci-dessus (mais enseignant de maths).
- Maurer: nom du proviseur, remplacé à la suite d'un chahut monstre, lors de la distribution solennelle des prix à la Salle des Fêtes de Bourg.
- Salon: nom donné à un cabinet de la cour, bouché depuis des temps immémoriaux, et où s'entassaient les lycéens fumeurs pendant les récréations (fumer était bien entendu rigoureusement interdit).
- Le Moine: surnom de Monard (Léon).
- Blanchet (Aymé): ses cheveux, à l'époque, étaient plutôt roux.
- Les deux derniers vers sont peut-être une allusion à la conclusion réelle de l'événement. Les lanceurs de pierres furent emmenés à la Préfecture, pour interrogation et détention. Ils furent libérés grâce aux démarches de l'administration et à des interventions d'officiels, ou de personnalités dont, peut-être, …
l'aumônier du lycée.

 

Prologue

 

Depuis que le lycée au milieu de la ville
Dresse ses murs noircis par la lèpre des ans,
Qu'y végètent sans fin bien des cerveaux débiles
Et nourris seulement de postulats pesants,
Ni les noirs surveillants ni les répétiteurs
Qui sommeillent au fond des études dormantes,
Ni les générations d'élèves chahuteurs
Qui rêvent de couper des barbes pantelantes,
Ni le censeur, ni la concierge courroucée,
Ni les pigeons tournant sur les toits du lycée
N'avaient vu pénétrer en souffle de tempête
Un aussi furibond et verdâtre adjupète.

 

Chant I


Tel le taureau piqué par le taon des prairies
Bat ses flancs et mugit dans les plaines fleuries,
(Il s'élance et bondit et son galop sauvage
Fait résonner au loin le sol des pâturages),
Tel, le fougueux juteux sous la pierre homicide
Disperse des Bressans l'attroupement placide.
Tonnant tel Jehovah en haut du Sinaï
Il maîtrise sans peine un agent ébahi,
Puis exhalant un rauque et long mugissement
Il s'élance à l'assaut de l'établissement.
En vain le pipelet par le zèle entraîné
Essaye d'endiguer le torrent forcené.
- Muse, je chanterais si j'avais du papier
L'intrépide concierge et son courage altier - .
En vain le fier Drugu domptant sa lassitude
Se lève furibond au fond de son étude;
Il délaisse un instant son roman policier
En disant: "Je vais voir. Vous autres, travaillez!".
C'est en vain que Lafleur, mince comme un roseau
Vers la large fenêtre avance le museau
Et voyant tant de vert emplir la cour d'honneur
Dit: "Voici le printemps et les premières fleurs".
Mais, sous le dur effort des colères juteuses
Le portail enfin cède à la poigne furieuse.
Il s'ouvre, il est ouvert, malgré le règlement.
Mânes du grand Maurer, courbez-vous humblement
Prenez des sacs de toile et voilez-vous la face,
Le verdâtre et fougueux juteux est dans la place!
Et les vieux bâtiments du bahut de nos pères,
Les lourds piliers, et les urinoirs séculaires
Tremblent encor d'avoir vu dans la cour d'honneur
Un juteux déchaîné répandant la terreur.

 

Chant II


"Ô que regardes-tu flèche de Notre-Dame,
Par-dessus les pignons et les clochers pointus?
Par-dessus les chéneaux que le soleil enflamme,
Par-dessus la cité, dis, que regardes-tu?
- Je vois un feld-juteux enflammé de colère;
Il traverse à grands pas la cour d'honneur sévère.
Ses bottes de cuir noir brillent sous le ciel bleu.
Son nez s'est écrasé sous une pierre énorme!
Son visage est plus vert que son vert uniforme.
À genoux, mes enfants, je vois un feld-juteux.
J'entends des éperons le grand bruit de ferraille
Qui s'en va brusquement réveiller les échos."
Et sentant la terreur les serrer aux entrailles
Ceux qui sont au salon camouflent leurs mégots.

 

Chant III


Tranquilles cependant, Allombert et ses preux
Flânaient sur la pelouse et devisaient entre eux,
Au chaud soleil parlaient de la situation,
Préparaient les sautoirs pour la composition.
Et le long Pladowski se demandait comment
Il pourrait, cette fois encor, tirer au flanc.
Tel qu'on voit un pavé dans la mare aux grenouilles
Terroriser au loin les pleutres batraciens
Quand tu parus, juteux, une émolliente trouille
Remplit les pantalons des braves bahutiens.
Ils vinrent: Bobillon fameux par ses bretelles
Répondant à l'appel du sifflet irrité,
Et le Moine carré comme une citadelle,
Et Blanchet, flamboyant comme un soleil d'été.
Ils vinrent de partout, de la pelouse immense,
Des plus petits recoins du gymnase, et d'ailleurs,
Silencieux brusquement; et chacun dans les transes
Aurait bien mieux aimé se trouver chez Lafleur.

 

Chant IV


Il tonna... Depuis que l'éruption du Vésuve
Fumant sur Napoli lui masqua le soleil
Couvrant la Campanie de cendres et d'effluves,
Nul sous les vastes cieux ne vit rien de pareil.
Il tonna... Comme pour un tremblement de terre,
Des vastes bâtiments les vitres grelottèrent.
Le bougnat charbonneux de la cave funèbre
Écoutait le titan mugir dans les ténèbres.
Les blêmes lycéens aux lourds souliers terreux
Dans un effroi profond se regardaient entre eux,
Et ne comprenant pas les syllabes gothiques
Se montraient du juteux le visage hystérique.
Quand il eut dénoncé les lanceurs de cailloux
Terroristes hideux, sans peur ni repentir,
Quand il eut dénoncé ceux qui marquaient les coups,
Et quand il eut flétri ceux qui réglaient le tir.
Quand il eut menacé de tout assassiner
Et de tout massacrer jusqu'au fond du couloir,
De déporter la ville et de tout emmener,
Et de faire à la fin sauter les urinoirs,
II tourna les talons, le front lourd de menaces
En faisant résonner l'éperon irrité.
Et les Bressans peureux se montraient, sur sa face,
Des signes de malheur pour toute la cité…

 

Épilogue


Cependant, telles des étoiles du matin,
Devant le vieux bahut, marchaient trois lycéennes.
Comme elles n'étaient pas vilaines, les gamins
Se retournaient pour voir leurs tailles aériennes.
Les maths avaient passé sur leurs charmants visages
Sans y laisser marqués ces stigmates affreux.
De l'abrutissement lamentable héritage
Que l'on voit sur le front de tous les vrais matheux.
Quand, le visage noir de haines amassées,
Le juteux furibond sortit du vieux lycée,
Il aperçut soudain dans l'étroite ruelle
Marchant paisiblement les douces jouvencelles.
Il sentit son courroux s'amollir brusquement
Il essuya une larme, furtivement.
Tandis qu'à la chapelle on chantait Hosannah
Comme fit Jésus-Christ, le juteux pardonna.


R. PAGE