1940-1941
ÉVÉNEMENTS AU LYCÉE LALANDE
Des événements qui eurent pour théâtre le Lycée Lalande, notre lycée, en 1940-1941? Je l'ai souvent exposé. La rentrée d'octobre, en Math-Élem, avait été marquée par le court laïus du proviseur en classe de Math, venu nous présenter notre nouveau professeur, monsieur R. Ce petit discours dériva vite sur un panégyrique vibrant en faveur du Maréchal, se terminant par une diatribe contre ceux qui s'y opposaient ou s'y opposeraient. Dès le départ du proviseur de notre classe, monsieur R., qui avait un fils dans notre classe, renchérit fortement sur ce que nous venions d'entendre à la gloire de Pétain et de son gouvernement, et à la vertu du travail. Si ce dernier point ne nous surprit pas, - la Révolution Nationale n'avait rien inventé à ce sujet- par contre le bref discours politique du proviseur, accompagné d'une évidente mise en garde, était nouveau. Nous étions prévenus.
Dès les premiers jours d'octobre, j'appris rapidement par la presse que le gouvernement avait émis des décrets à l'encontre des juifs. Cette mesure me surprit. Je savais que, depuis quelques années, l'antisémitisme sévissait sérieusement en Allemagne, mais en France, en notre douce France...! Fallait-il que le gouvernement de Vichy suivît à la lettre les principes nazis, et même précédât en cela les injonctions d'Hitler ou de ses subordonnés?
Au lycée, nous avions quelques camarades israélites. Je n'ai pas le souvenir, au cours des années précédentes, qu'il y ait eu la moindre réflexion désobligeante à l'encontre de ceux-ci. Nous ne nous posions aucune question à leur sujet. Des camarades comme les autres.
Dès cette époque, une poignée d'élèves, lors des récréations, commencèrent à insulter haut et fort "les juifs". En Math-Élem, nous avions vu arriver à la rentrée un nouveau, Cerf, israélite purement français. Son père, officier de réserve, s'était brillamment comporté lors de la campagne de France. Sa famille s'était repliée à Bourg-en-Bresse. Au lycée Lalande, Cerf, bon élève, sérieux, ne faisait pas parler de lui. Notre prof de Math, Monsieur R., ne l'appréciait visiblement pas beaucoup.
Un jour, vers le 20 octobre, trois camarades - s'il est possible de les appeler encore ainsi - qui s'étaient déjà signalés par leurs réflexions très vichystes et même antisémites, attendirent Cerf à la sortie, rue du Lycée. Sans préambule, ils se précipitèrent sur lui et le frappèrent violemment, particulièrement à la face. J'essayai vainement de m'interposer mais je fus ceinturé par l'un d'eux. "Guillin, Occupe-toi de tes affaires!"
Cerf s'enfuit dès qu'il le put. Nos trois individus, je me souviens parfaitement d'eux, mais je ne les nommerai que par l'initiale de leur nom: H., K., et V., très fiers de leur exploit, partirent en riant et en se félicitant d'avoir "cassé la gueule d'un sale Juif", d'avoir réussi à lui faire un "cocard". Ils se réjouissaient déjà de voir Cerf arborer le lendemain le pourtour noir d'un de ses yeux, à la suite du coup lâchement porté. (Ils en furent d'ailleurs pour leurs frais, car la mère de Cerf sut employer une bonne méthode pour faire résorber l'hématome.)
J'éprouvai en moi une énorme colère, comme je ne me souvins pas en avoir ressentie auparavant. Je me rendis au niveau du trio et les insultai copieusement, ce qui n'était pas du tout mon habitude.
Cet incident me bouleversa. Comment trois camarades de ma classe, avaient-ils pu attaquer sans motif, sinon pour son appartenance à une race, un garçon sans défense? Je compris rapidement l'impact grave et manifeste de la propagande de Vichy sur certaines mentalités, et la responsabilité coupable et tragique de ce gouvernement, sans toutefois vouloir disculper pour autant H, K et V.
Cette histoire, qui me scandalisa, se produisit quelques jours avant Montoire. Ces événements raffermirent encore ma décision de "résister" et de mettre Vichy ou tout au moins Pétain et son gouvernement dans le même sac que les Nazis.
La Résistance commença, au lycée Lalande, par la Propagande.
L'atmosphère du Lycée Lalande devint lourde. Si le proviseur, dont je n'évoquerai pas ici le surnom, ne manquait jamais l'occasion de glorifier le maréchal auprès de chaque classe, pour lui, ceux qui étaient soupçonnés d'être gaullistes ne pouvaient être que de "mauvais élèves". En ce qui concernait ma classe de
math-élem, il connaissait très bien les opinions "politiques" de chacun, par le professeur principal, monsieur R., qui, lui-même, était fort bien informé par son fils. Celui-ci eut vent fatalement de la propagande que je faisais. De plus, au moins quatre garçons de ma classe étaient farouchement pétainistes, et constituaient un danger réel. Certains de mes camarades et moi-même étions peu méfiants, et les conversations, certes "tendancieuses", que nous eûmes au cours des récréations, ne furent pas perdues par quelques oreilles adverses et furent rapidement rapportées à qui de droit.
Dès le début du deuxième trimestre, j'en subis les conséquences. Tous mes devoirs de math reçurent invariablement la note 7/20. Certains d'entre eux n'avaient aucune annotation.
Arriva alors l'histoire, absolument véridique, de la visite que fit à ma mère la femme du préfet. Elle vint l'informer gentiment et officieusement que son mari avait reçu du proviseur une liste des élèves "gaullistes" de Terminale du Lycée Lalande. Mon nom y figurait sinon en tête de liste, tout au moins en bonne place. Par la voix de sa femme, le préfet voulut ainsi informer ma mère qu'il ne voulait pas donner suite à cette affaire, mais la prévenir qu'il ne tolérerait plus de telles manifestations de mes opinions séditieuses au lycée.
Cet avertissement fut bénéfique pour moi. Cette affaire m'enseigna la prudence. J'en conclus que la propagande au lycée, en parlant à un groupe de camarades ou même par la bouche-à-oreille, relevait dès cette époque d'une témérité stérile, irréfléchie, qu'il fallait à tout prix éviter. Au lycée, j'étais catalogué comme gaulliste et je me rendis compte qu'en dehors du proviseur et de Mr R., j'étais peut-être jugé sévèrement par un ou deux professeurs.
Mais pas par tous. Je sus plus tard que monsieur Barry, professeur de physique et chimie, me défendit au moins lors d'un conseil des professeurs. Cette aide occulte, ignorée de moi à l’époque, me préserva sans doute d'autres ennuis.
Je quittai le Lycée Lalande en juin 1941, après mon deuxième bac.
François-Yves GUILLIN