Une page témoignage

Alain BLANCY – Pasteur protestant


Bordeaux - Des protestants rattrapés par leur judaïté

 

Quel ne fut pas mon choc en découvrant, il y a quelques années, à l’exposition de l’Hôtel de Ville de Paris sur la Shoah-France, le fac-similé de la réquisition du 1er février 1943, signée Maurice Papon, des gendarmes bordelais pour accompagner le lendemain les déportés du camp de Mérignac vers Drancy, antichambre d’Auschwitz.
Or, je suis un des rares survivants, témoins de cette nuit de détresse dans la baraque où étaient parqués, de plus en plus nombreux au fil des arrestations et regroupements, des juifs de toutes origines et catégories: plus de cent-soixante-dix prisonniers à la veille de ce 2 février 1943.
Quelques jours auparavant, on faisait courir la rumeur absurde d’une prochaine libération. Comment pouvait-on y croire? Un Polonais parlant à peine quelques mots de français passait entre les châlits s’exclamant: « On parle plus déporté, on parle libéré », avec des e prononcés euh. Et voici que le soir tombé en ce 2 février, des gendarmes, en uniforme noir munis de listes et d’étoiles jaunes, pénétrèrent dans la baraque et commencèrent la lecture terrible de la liste fatale. Ils tentaient de rassurer les nommés: «Nous vous accompagnons; vous voyagerez en wagons normaux de 3ème classe; vous restez en France; soyez sans inquiétude!» Les étoiles devaient être cousues et les bagages prêts pour l’aube. On peut imaginer l’ambiance de la baraque. Mais dans mon souvenir, il n’y eut aucune crise de nerf, aucune révolte. Seulement une immense tristesse et une sourde angoisse. Mon frère et moi, nous avons tremblé comme les autres avant de nous apercevoir que nous ne figurions pas sur la liste. Notre cas était douteux. Nous nous faisions passer pour demi-juifs, sans pouvoir en fournir les preuves adéquates. Pour les réunir, le directeur du camp nous avait laissé un court sursis. Il avait sans doute deviné la vérité. Lors du dernier interrogatoire, des gestapistes de Berlin, ne comprenant pas le français, le firent taire, alors qu’il nous harcelait pour produire ces preuves, et réagir positivement à l’information, étayée de copies d’actes de naissance, que nous étions berlinois: «Vous entendrez parler de nous». Nous avions forgé une histoire à peine soutenable d’émigration pour éducation et de parents, entre-temps, l’un décédé, l’autre partie aux États-Unis. Nous, baptisés enfants, parce que nés de parents juifs assimilés, le judaïsme nous a rattrapé avec la venue au pouvoir des nazis racistes, et forcés d’émigrer, avant d’être avant la guerre internés, notamment à Gurs, d’abord par les Français, puis par les Allemands. Libérés puis ré-internés, nous avons fini par « disparaître » après l’occupation, le 11 novembre 1942, de la Zone Libre (sic). Les parents se cachèrent, nous les enfants avions franchi clandestinement la frontière espagnole, soi-disant pour rejoindre notre mère veuve là-bas, mais nous fûmes refoulés par les Espagnols. Arrêtés à la frontière, et après de multiples interrogatoires à Gabas, Oloron, Tarbes, Cauterets, emprisonnés à Orthez, l’ancienne ligne de démarcation, nous fûmes transférés fin janvier 1943 à Mérignac, dans le fief de M. Papon. Un mois après la nuit du 2 février, notre tour arriva. Le 3 mars nous fûmes emmenés au fort du Hâ pour quelques heures, puis transférés par les feldgendarmes en Allemagne et incarcérés à la prison de Cologne, le temps de vérifier «votre nationalité», car juifs, vous en êtes déchus, mais Allemands, votre récit tient debout. Angoisse de l’attente… La suite est un autre roman.


Pour terminer cette page, le second choc fut de constater qu’au procès de M. Papon, cet ordre de déportation signé de sa main ne fut pas pris en compte, faute de survivants ou de membres de leur famille. En l’absence de tout revenant ou d’un parent, notre témoignage était nul et non avenu, n’étant ni l’un ni l’autre. Le seul acte qui aurait été indéniable fut disjoint et rayé de l’acte d’accusation. Ironie de la procédure. Comprenne qui pourra! On sait que l’argument du négationnisme est qu’il ne s’est pas trouvé de témoin survivant pour confirmer la Shoah et ceux qui en sont revenus sont la preuve qu’on pouvait en revenir. Suprême abjection.


Alain Blancy
Farges, le 30 mars 1999