Prisonnier évadé
Henri LANGUMIER
professeur de mathématiques lycée Lalande
Prisonnier au Stalag VII A, à Moosburg, petite ville située au nord de Munich et à 24 kilomètres au sud de Landshut, j’ai étudié mon évasion dès le printemps 1941, mais je n’ai tenté ma chance qu’à la fin du mois de septembre. Préparer avec minutie une entreprise de ce genre est, en effet, chose fort longue.
Il y a de tout dans un Stalag et, avec de la patience et de l’argent, on peut y trouver des indicateurs de chemin de fer, des cartes routières, des boussoles, des habits civils…
Or de l’argent, j’en ai; car à ma demande, mes parents m’ont envoyé beaucoup de tabac et le tabac a ici une très grande valeur marchande.
Pour préparer mon départ, je n’ai d’ailleurs utilisé qu’une partie de mon avoir en tabac et j’ai laissé entre les mains d’un compagnon de captivité de quoi financer, en cas d’échec, une autre tentative. Je ne suis pas revenu et il en a profité.
Je pense tout d’abord à gagner la Suisse toute proche. Je me procure des renseignements précis sur la région de Landeck, en Autriche. Là, on peut passer la frontière en remontant la vallée de la Trisana, petit affluent de l’Inn. Le col est à 3000m et ne présente pas de difficultés trop grandes. Je calque de nombreuses cartes et je me procure des renseignements sur la surveillance de la montagne.
Ces renseignements sont rapportés par des prisonniers arrêtés au cours de leur tentative d’évasion. Ils ramènent de leur aventure les indications fournies par les incidents du voyage. En particulier, quand ils sont pris près de la frontière, ils sont amenés au poste le plus proche et là, ils peuvent voir épinglés aux murs des précisions sur l’effectif et la position des postes, sur les chemins suivis par les patrouilles et leurs heures de passage.
Je trouve aussi des cartes envoyées par les familles, cachées dans des confitures, du beurre… ou tout simplement échangées à des Allemands contre du café, du chocolat ou du thé.
Mais des camarades munis des renseignements que j’avais pu me procurer tentent leur chance avant moi, tous reviennent au stalag. Le coin est brûlé. Il faut trouver un autre itinéraire.
J’apprends alors que, chaque jour, se forme en gare de Munich, à 2h du matin, un train allant en Suisse. Je me procure un plan détaillé de la gare et des précisions sur l’endroit où se forme le convoi. Cet endroit est facilement accessible grâce à une brèche dans le mur entourant la gare.
Vers 3h du matin on peut se glisser sur les bogies d’un wagon, ou dans l’espace libre existant entre le plafond d’un compartiment et le toit. On accède paraît-il à ce réduit en déboulonnant une plaque, soit en ouvrant une porte et on me donne les dimensions de la clef. Une fois installé, il n’y a plus qu’à attendre. Le soir on est en Suisse.
Un ami me propose alors de m’accompagner et j’accepte son concours. Il est professeur de travail manuel dans une école technique. Il est donc adroit de ses mains et il pourra être utile.
Il connaît au stalag un ouvrier sachant travailler le fer qui façonne la clef nécessaire à l’embarquement sur le train allant en Suisse.
Mais des renseignements pessimistes parviennent de la baraque 40 où sont internés les évadés repris et ramenés au stalag. Les trains envisagés se composent presque uniquement de wagons modernes qui ne permettent pas de se glisser sur les bogies. La place manque et les secousses écrasent le voyageur clandestin. Le cas s’est déjà produit. Quant à l’autre possibilité, elle est très hypothétique et le réduit dont on m’a parlé n’existe pas toujours.
L’évasion en utilisant ce moyen est donc problématique, et en cas d’impossibilité, il faut avoir un plan de rechange.
Je pense alors à l’Alsace. Un camarade me prête un indicateur de chemin de fer, un autre une carte Michelin, un troisième la carte d’état major de la nouvelle frontière aux alentours de Château-Salins et un quatrième un schéma précisant la position d’un petit pont de bois sur la Seille, reliant deux champs entre eux. Il n’est pas gardé et il permet de passer de l’Allemagne à la zone occupée.
De plus, mon voisin de paillasse nous indique qu’un de ses parents travaille en gare de Strasbourg. Il peut certainement nous apporter une aide précieuse.
Le plan d'évasion se précise alors.
Tout d’abord aller à Munich. Si, comme probable, nous ne mettons pas le premier projet à exécution, prendre un train pour Strasbourg, où, grâce au parent de notre ami, nous espérons pouvoir entrer en Suisse, cachés dans un train de marchandises.
Si ce second projet se révèle impossible, nous passerons la frontière près de Château-Salins en utilisant le pont non gardé qui franchit la Seille. Après nous nous débrouillerons. Ce sont alors les derniers préparatifs.
Nous nous faisons faire sur mesure des habits civils dans des couvertures. Mon ami achète un pantalon à un Yougoslave fait prisonnier avant d’avoir revêtu l’habit militaire. Mais après l’achat mon coéquipier s’aperçoit avec ennui que sur la fesse gauche, les Allemands ont imprimé avec de la peinture blanche un K.G. un peu effacé à l’essence, mais bien visible tout de même. Un peu de peinture de la couleur du pantalon masque ces lettres compromettantes. Le mal paraît réparé.
Mon ami se procure aussi une serviette de cuir où nous mettons du sucre, du chocolat, des conserves, une boussole, le nécessaire pour nous raser, cirer nos souliers… Nous nous faisons couper les cheveux à l’allemande. Il faut éviter de nous faire remarquer.
Mais l’hiver approche, nous sommes le 6 septembre et il faut partir le plus tôt possible.
Je suis resté au Stalag comme ‘intellectuel’ et chargé de faire des cours de mathématiques dans le camp. J’ai été dispensé de travailler pour les Allemands. Mais partir du Stalag est chose difficile et nous demandons à travailler dans un Kommando agricole. C’est à la campagne que nous aurons la plus grande facilité de nous évader. Or, en même temps que nous, un ingénieur chimiste, un employé de banque et un prêtre font la même demande. Les Allemands perçoivent-ils la raison de ces vocations paysannes tardives? Je ne sais pas, mais une semaine après, nous sommes tous les cinq demandés à ‘l’Arbeit’ où on nous explique que l’agriculture est trop fatigante pour des intellectuels et que nous serions beaucoup mieux dans un certain Kommando de Munich que l’on nous propose. C’est un très grand Kommando., il est donc très surveillé. À tout hasard, au nom du groupe, je refuse la proposition et les Allemands vraiment bienveillants acceptent ma décision.
Un peu plus tard, on nous propose, toujours à Munich, une usine de chenillettes. C’est un immense Kommando possédant une infirmerie, si bien qu’il est difficile de revenir au camp sous le prétexte d’une maladie quelconque, si l’on s’aperçoit qu’il est impossible d’en partir. Encore une fois nous refusons et les Allemands à nouveau acceptent notre décision.
Nous sommes inquiets. L’hiver approche, mais heureusement nos craintes sont vaines. Le vendredi 26 septembre, nous apprenons à 16h que nous partons tous les cinq à 16h30 dans une ferme à quelques kilomètres du Stalag.
Nous allons donc à la fouille, baraque située à l’intérieur du camp. Toutes nos affaires suspectes sont entassées dans une musette. Dans une musette identique nous mettons des objets innocents: du linge… Nous nous présentons à la fouille munis de cette seconde musette et le reste de nos habits personnels.
En sortant mon ami, une cigarette non allemande aux lèvres, demande du feu à un complice, appuyé négligemment contre un mur, une grande cape sur les épaules. Ce complice tient caché sous cette cape la musette à ne pas montrer et pendant que mon ami allume sa cigarette, l’échange des deux musettes se fait, sous la cape, devant les Allemands incompréhensifs.
Une heure plus tard nous arrivons à la ferme. Nous nous renseignons aussitôt sur les habitudes des ‘Posten’ (gardiens) auprès de nos nouveaux compagnons de captivité. Ils nous apprennent que le gardien est très méfiant. Une évasion serait pour lui une catastrophe qui l’enverrait sur le front russe et il a l’habitude de fouiller les nouveaux arrivants. À leur tour avec inquiétude ils nous demandent: « Vous n’avez pas l’intention de vous évader? Votre départ rendrait la discipline du Kommando plus stricte. En ce moment on est peinards ».
Avec la plus grande sincérité apparente nous répondons que nous avons la ferme intention de rester et un peu plus tard, arrivés dans la chambre, nous glissons notre musette compromettante sous un de nos lits.
Chose curieuse, le soir de notre arrivée, au lieu de nous faire manger avec nos camarades du Kommando, on nous installe pour le dîner dans une salle voisine de celle où se trouvent nos patrons. Le fermier vient discuter avec l’ingénieur chimiste qui parle allemand, tandis que la fermière nous apporte les plats. Ce traitement de faveur nous inquiète et nous devons être très prudents. À la nuit, nous allons dans la chambrée où dorment nos camarades du Kommando et en silence nous vidons la musette compromettante dans la paille de nos couchettes.
Samedi matin, nous allons au travail et nous ramassons toute la journée des pommes de terre derrière une machine qui les déterre. Huit heures courbés sur le sol après plus d’un an de Stalag est chose fatigante et le soir nous avons mal aux reins.
Mais le lendemain dimanche nous avons repos. Nous en profitons pour étudier les lieux. Mon ami et moi, nous étudions et nous préparons notre départ.
Le Kommando couche au premier étage d’un bâtiment séparé du reste de la ferme par une cour. Notre chambrée dont les fenêtres sont grillagées donne sur un palier d’où descend un escalier au bas duquel la porte d’entrée est fermée à clef la nuit. Juste en haut de cet escalier se trouve la chambre du gardien qui évidemment est armé. Mais c’est par cet escalier qu’il faut partir et dans la journée nous débloquons la serrure de la porte. Puis, nous allons au poulailler où nous gobons deux œufs. Il faut bien reprendre des forces avant le départ!
À minuit 30, toute la chambrée dort. Nous sortons nos habits civils de nos paillasses, mais ma cravate enfoncée dans le foin est introuvable. Heureusement mon compagnon venu à mon aide la récupère, puis, nous nous habillons et encombrés par nos souliers, nos habits militaires et la serviette à nourriture, nous descendons l’escalier en silence. Là, muni d’un tournevis trouvé dans la ferme, mon ami commence à démonter la serrure tandis que je l’éclaire avec ma lampe de poche.
Or, chaque dimanche, la femme du gardien vient le voir accompagné de son gosse et tout à coup, l’enfant se met à crier à 2 ou 3 mètres de nous. La famille s’agite et nous entendons le gardien causer avec son épouse. Une simple cloison de planches nous sépare de lui. La situation est déplaisante. Enfin, après un bon quart d’heure de travail, la porte est ouverte. Nous la bloquons avec une cale puis nous déposons la serrure, les six vis et le tournevis à côté! Il est 1h du matin. Nous sommes libres et nous avons 5 heures devant nous avant que notre évasion ne soit connue. Rapidement nous parcourons quelques dizaines de mètres avant de mettre nos souliers. Nous cachons nos habits militaires dans des broussailles, au bord d’un ruisseau et munis d’une carte à grande échelle, en nous aidant de l’étoile polaire (le ciel est complètement dégagé), nous nous dirigeons vers le nord, vers la ville de Landshut: c’est une ville où les Allemands ne penseront pas à rechercher deux évadés revêtus d’habits militaires. Nous faisons rapidement les 24 km qui nous séparent de cette grande ville où nous arrivons au petit jour. Mais le premier train pour Munich ne part qu’à 13h. Il faut attendre sept heures.
Or, nous ne parlons pas la langue (je connais juste quelques mots). Nous devons donc éviter d’être abordés par un Allemand et il ne faut pas stationner trop longtemps au même endroit. Cependant, nous nous reposons un peu dans les églises. Par mégarde, nous nous accordons une minute sur le parapet d’un pont situé à proximité d’un bâtiment militaire. Un jeune aviateur aborde mon ami et lui fait un long laïus auquel nous ne comprenons évidemment rien. Il ne faut pas hésiter et je réponds « nicht verstehen » (je ne comprends pas). J’accompagne ma réponse d’un geste que je veux désinvolte pour indiquer que je ne parle pas l’allemand. Le jeune homme n’insiste pas et nous partons sans plus tarder.
À 13h, nous allons à la gare où je prends deux billets pour Munich (je connais la phrase nécessaire) et nous nous installons. En face de nous est assise une bonne sœur qui, très aimable, nous adresse la parole. Cette fois, grâce aux gestes, je comprends. Nous pouvons mettre notre serviette sur sa valise. Je remercie d’un sourire. Le train part, passe à Moosburg et arrive à Munich vers 15h.
Nous sommes fatigués et nous renonçons à tenter notre évasion sur les bogies d’un wagon. En cas d’impossibilité, notre départ de Munich serait retardé et nous devrions rester dans cette grande ville jusqu’au lendemain soir. Cependant il faut marcher à nouveau car que faire? Notre train ne part qu’à 2h48 du matin. À 4h de l’après midi, nous avisons un cinéma. Je ne sais comment on demande une place, mais les prix sont indiqués: 0,80 Mark ; 1 Mark, 1Mark 20. J’entre et en donnant un mark, je dis « ein Mark ». Mon ami en fait autant et nous avons deux heures de repos qui nous permettent de voir un film de guerre auquel nous ne comprenons rien, mais à 6h il faut partir. Nous nous dirigeons vers des quartiers peu fréquentés où, à la nuit, nous nous rasons et nous allons à la gare où je prends deux billets pour Sarrebruck. De là, nous irons à Sarreguemines par la route car nous craignons un contrôle d’identité lors du passage de l’ancienne frontière.
Nous trouvons un train bondé, mais nous voyons un compartiment vide. Sans nous étonner de la chose, nous nous installons pour quelques instants seulement car une minute après un soldat s’amène en criant « Raus ». Nous nous sommes fourvoyés dans un compartiment réservé à l’armée. Nous partons immédiatement pour nous réfugier dans le couloir d’un autre wagon.
Le train part à l’heure et c’est avec soulagement qu’à la station suivante nous trouvons deux places assises, mais nous ne pouvons pas nous étendre et dormir.
Au cours de la nuit nous découvrons près des WC deux Français en situation irrégulière comme nous. À ma grande colère, mon ami engage la conversation avec eux en français et moi pour ne pas être en reste de bêtise, en retournant à ma place après avoir légèrement bousculé une Allemande dans le couloir, très poli je m’excuse: « pardon ». Mais ces erreurs sont sans conséquences. Le reste du trajet se passe sans incidents. Nous sommes cependant ennuyés par une jeune femme assise en face de nous, qui visiblement en état de manque nous fait désespérément de l’œil et relève très haut ses jupes… Nous évitons de comprendre et après un contrôle de billets, nous arrivons à 9h en gare de Sarrebruck.
Nous partons immédiatement à pied vers Sarreguemines. L’ancienne frontière n’est pas surveillée et en cours de route, amusés et un peu inquiets, nous croisons un groupe de prisonniers se déplaçant sous la garde d’un soldat allemand.
Les 25 km sont rapidement franchis et nous arrivons au début de l'après-midi. En nous dirigeant vers la gare, une jeune femme nous demande un renseignement en alsacien. Nous ne comprenons pas et je réponds « ich weiss nicht ». Elle n’insiste pas. L’incident n’a pas de suites.
Nous prenons alors deux billets pour Strasbourg. Le train part à 6h et à 5h nous nous installons dans un compartiment vide, mais peu avant le départ un adjudant allemand monte et s’assoit près de nous. Une minute plus tard, il nous fait un petit discours dans lequel je comprends le mot Messer (couteau). Mon ami lui passe le sien. À l’aide du tire-bouchon, l’adjudant débouche une bouteille de vin et il nous offre à boire. Le vin est bon. L’incident paraît clos, mais voici que l’animal s’agite à nouveau et redemande le Messer. Il sort alors un magnifique gâteau de sa valise, coupe trois tranches et nous offre à manger. Le gâteau nous paraît délicieux et je dis « sehr gut » pour remercier. Puis à nouveau nous avons droit à une rasade de vin et je remercie à nouveau, mais la situation nous paraît inconfortable. Heureusement, le train s’arrête dans une gare. Toute une famille envahit le compartiment et nous sépare de l’adjudant.
À qui avons nous eu affaire? À un Alsacien enrôlé dans l’armée allemande qui a compris qu’il avait deux évadés devant lui? Ce n’est pas impossible.
La nuit est arrivée quand nous arrivons à Strasbourg et malchance il pleut. Nous cherchons alors le tram qui nous conduira chez le parent de notre ami resté au Stalag. Je tente mais en vain de me renseigner en allemand, alors mon compagnon y parvient en utilisant tout simplement le français. Nous montons donc mais nous sommes trempés. Or le KG ‘imprimé’ a été masqué par de la peinture à l’eau et je m’aperçois que les deux lettres maudites sont réapparues. Nous sommes sur la plate-forme arrière du tram, alors que mon coéquipier plaque avec obstination sa fesse gauche sur la tôle limitant cette plate-forme. Le trajet est très long. Ne connaissant pas la ville, nous descendons trop tôt et nous devons faire une longue marche sous la pluie. Nous regrettons amèrement de ne pas nous être munis d’imperméables et après bien des difficultés nous arrivons enfin à l’endroit désiré. Nous nous croyons sauvés.
Hélas, nous trouvons des gens surveillés par la Gestapo (dont nous n’avions jamais entendu parler). Les pauvres sont à juste titre terrorisés et ils ne veulent pas nous garder. Mais, très ennuyés, ils changent le pantalon de mon ami, nous donnent à manger et ils nous mettent à la porte. Sur le moment nous n’avons pas compris leur attitude, mais maintenant je regrette d’avoir failli attirer sur ces braves gens des ennuis effroyables.
Nous sommes à nouveau sous la pluie et nous ne pouvons pas rentrer la nuit à Strasbourg. La ville doit être surveillée. Nous reprenons un train et, à 10h, nous sommes à la gare. Il y a un train avant la fermeture. Il ne va pas dans la direction de Château-Salins, mais cependant nous prenons deux billets pour un village voisin où nous trouverons peut-être une grange.
À la descente du train nous sommes accueillis par une pluie torrentielle, mais nous trouvons une cabane remplie de planches. Nous entrons, mon compagnon s’étend, moi, j’ai trop froid et je préfère rester debout. Je dois y renoncer. Debout, fatigué, incapable de bouger par manque de place, je m’endors et je tombe sur la cloison de tôle de l’abri en faisant un bruit d’enfer. Je me couche alors à côté de mon compagnon et nous passons la nuit à grelotter en tentant vainement de nous réchauffer mutuellement.
Au petit jour, sous la pluie qui n’a pas cessé, nous gagnons la gare, où je demande en allemand deux billets pour Strasbourg. Mais je tremble tellement de froid que je ne peux pas parler distinctement. L’employé me répond en français en me rendant la monnaie.
À Strasbourg, je prends deux billets pour Bénestroff d’où nous repartirons par le train pour Haboudange proche de Château-Salins.
Nous sommes épuisés et nos habits mouillés, boueux nous font remarquer. En revenant des WC où il avait en vain tenté de faire briller ses chaussures mon coéquipier est accosté par une femme qui lui demande « Êtes-vous un évadé? ». Il a confiance et il lui explique notre aventure. Son mari nous demande de nous asseoir près d’eux. Ils nous donnent un peu d’argent, nous proposent leur repas froid que nous acceptons avec plaisir. La sympathie que ces braves gens nous manifeste nous réconforte.
À Bénestroff, la pluie a cessé et nous partons dans la campagne à la recherche d’un endroit où nous pourrons dormir. Nous n’osons demander l’hospitalité à des inconnus et finalement nous nous étendons dans un bois, où nous dormons une ou deux heure puis nous nous levons, nous nous rasons et à 16h nous revenons à Bénestroff pour prendre le train d’Haboudange.
Là, nous prenons la grand-route qui mène à la frontière. Nous croisons de nombreux soldats allemands et, 2 ou 3 km avant cette frontière, nous nous cachons un moment dans un bosquet. À la nuit, nous nous glissons au bord de la Seille, où nous nous dissimulons plusieurs heures dans les hautes herbes tout près du pont de bois, reliant deux champs entre eux, dont nous connaissions l’existence. Comme prévu, il n’est pas gardé. Seules des vaches pacifiques nous tiennent compagnie.
Il fait un clair de lune magnifique et nous attendons le brouillard qui se lève sur la Seille pour partir. À minuit, courbés, silencieusement, nous traversons le pont, la voie ferrée, un champ où devant une ferme se dressent deux meules, une route, un champ de betteraves.
Notre direction sud-ouest est indiquée par la lune. Soudain, près de nous, un chien aboie. Il est attaché, nous entendons remuer sa chaîne. Nous nous couchons un instant et nous repartons. Une nouvelle alerte est suivie d’un nouveau plat-ventre.
Nous repartons et nous arrivons enfin à la forêt. Je pénètre le premier. Mon compagnon me reproche de faire trop de bruit et il passe devant moi. La lune toujours visible derrière les arbres continue à nous indiquer la direction. Une éclaircie apparaît, mais la forêt n’est pas traversée et, après 300m de prairie, nous la retrouvons devant nous.
Soudain, tout près de nous, un chien se met à hurler. Nous nous couchons immédiatement et le chien s’éloigne. Le danger est passé.
Nous arrivons maintenant à la seconde partie de la forêt. Les arbres deviennent très hauts et des ravins profonds gênent notre avance. Nous tombons souvent et nous risquons de nous blesser. La lune disparaît cachée par les arbres. Mon ami qui se fraye un chemin devant moi s’énerve et tourne en rond.
Je prends alors la direction. La boussole dans la main gauche, la lampe électrique dans la main droite, deux doigts sur la lentille pour diminuer le faisceau lumineux, je me place dans la direction désirée et je fais 20m lumière éteinte. Au bout de ce trajet, je recommence pour faire à nouveau 20m. La forêt est ainsi franchie et nous arrivons au bord d’une petite rivière. Nous sommes certainement en France et d’émotion mon camarade me serre dans ses bras.
Nous longeons la rivière à la recherche d’un pont, mais ainsi nous marchons parallèlement à la frontière, ce qui nous inquiète. Nous trouvons enfin un pont de bois qui nous conduit dans un jardin d’où nous gagnons une route allant au village de Moncel. À l’entrée du bourg, nous nous arrêtons une demie heure dans un champ caché de la route par une haie et nous faisons le point. L’équipe donne des signes de fatigue. Mon coéquipier a déchiré une jambe de son pantalon et il se plaint d’être complètement gelé. Quant à moi, j’ai perdu 300F que j’avais caché dans une poche cousue à l’intérieur d’une chaussette et j’ai quelques troubles de la vue.
Nous n’avons maintenant aucun renseignement sur le trajet que nous pouvons suivre, mais par contre, nous sommes en France et nous pouvons espérer de l’aide.
Après ce court repos, vers 6 ou 7h du matin, nous entrons dans l’agglomération et nous demandons à voir le curé. Il n’est pas à Moncel, mais la femme qui s’occupe du presbytère est dans une ferme où nous nous présentons. L’accueil est très froid: « Les Allemands sont très gentils, les prisonniers très bien traités, ils sont très heureux… » Cependant, on nous reçoit et on nous installe dans le ‘grenier’ d’une grange où nous nous couchons dans le foin et le fermier s’en va… en retirant l’échelle.
Peu après j’entends mon ami gémir. Il est paralysé. À tout hasard, je le frictionne vigoureusement, je lui passe mon pull et je l’enterre profondément dans le foin car il a très froid. Il se remet et il m’explique qu’il a plusieurs fois essayé de m’appeler avant de pouvoir m’alerter.
Une heure plus tard le fermier revient et il remet l’échelle. Cette fois l’accueil est cordial. Sans le savoir nous avons été vus arrivant fatigués à Moncel. Nos hôtes savent que nous ne sommes pas des provocateurs dont il faut se méfier.
Nous nous lavons dans la cuisine, la fermière met une pièce au pantalon de mon coéquipier et le fermier nous prête 300F pour remplacer l’argent perdu dans la forêt.
Nous partons au début de l’après-midi pour voir une fermière qui pourra, paraît-il, nous donner des renseignements. La brave femme nous reçoit très aimablement, nous donne à boire, nous propose des pommes, mais elle ne peut nous donner la moindre indication utile. Déçus, nous la quittons et nous décidons d’aller à pied vers une petite ville distante de 25km où les employés de la gare pourront nous aider, peut-être. Il ne pleut pas mais le trajet est très pénible pour mon ami qui souffre d’un rhumatisme dans un genou. Il s’appuie sur mon épaule.
Nous arrivons le soir. L’accueil est très froid, mais cependant, un employé va chercher un peu de nourriture et il nous propose de passer la nuit sur une banquette de la salle d’attente. Nous acceptons, mais le froid rend pénible ces quelques heures de repos.
Or, près de Charmes, d’après des renseignements recueillis au Stalag, se trouve un couvent où les moines fournissent de faux papiers aux évadés. Nous décidons de gagner cette ville et le matin nous prenons un train direct pour Charmes.
Nous arrivons dans la matinée. Un café pris à la gare nous réchauffe et nous demandons à un prêtre que nous trouvons dans l’église l’adresse du couvent. Le renseignement donné au Stalag paraît faux, mais le curé nous conseille d’aller à l’hospice où la supérieure s’occupe des prisonniers. Nous suivons le conseil et nous sommes très bien accueillis. On me met une belle casquette sur la tête, le pantalon de mon coéquipier est changé et on nous propose de prendre le train pour Épinal où le bureau de bienfaisance s’occupera de nous. Nous quittons donc Charmes et nous arrivons dans l’après-midi au bureau de bienfaisance d’Épinal.
Là, peu après notre arrivée, je vois avec stupéfaction mon ami dans les bras d’une bonne sœur. Renseignements pris, je comprends que par un hasard invraisemblable, il a retrouvé une amie d’enfance. Alors, nous sommes chouchoutés, on nous restaure abondamment et nous écrivons à mots couverts à nos familles pour annoncer nos évasions, car nous sommes maintenant sûrs de la réussite.
À la nuit, munis d’abondantes victuailles, nous suivons deux hommes qui nous conduisent à la gare. La consigne est de ne s’étonner de rien et d’obéir aux directives, sans essayer de comprendre. La réussite est certaine. De nombreuses personne sont passées en zone libre grâce à la filière que nous allons suivre. Dans la gare, après quelques allées et venues incompréhensibles, on nous installe dans une petite baraque où nous attendons dans l’obscurité l’arrivée d’un employé qui nous amène à un poste d’aiguillage où des cheminots discutent avec nous pour nous faire patienter. Un deuxième employé alors nous prend en charge et nous installe dans un wagon à bestiaux vide attaché à un train de marchandises. Il précise: « Ne descendez sous aucun prétexte. Quand on viendra vous chercher, vous serez en zone libre ».
Le train s’ébranle mais il fait froid et j’ai du mal à m’endormir. Au petit jour, le train s’arrête en gare de Vesoul (en zone occupée) et une équipe passe à côté du convoi. L’un des ouvriers frappe sur les wagons en criant « Personne là dedans ».
Je dors et je n’entends pas, mais mon compagnon est éveillé. Il pense que c’est l’appel convenu. Il me réveille « Eh ! Langu, prends la serviette, il faut descendre ! » Je quitte immédiatement mon refuge pour rejoindre l’équipe et mon compagnon dans un petit poste installé le long des voies. Là, je comprends qu’il y a erreur, les ouvriers ne sont pas au courant de notre aventure. Il faut retourner à notre wagon. Or stupidement j’hésite à m’expliquer devant des étrangers. Je parle à mots couverts et mon compagnon ne comprend pas. Quand enfin nous partons, c’est pour voir notre train s’ébranler alors qu’un autre convoi arrêté nous en sépare et nous empêche de monter à bord.
Nous revenons alors au poste d’aiguillage. Mon ami est désespéré de son erreur. Assis devant une table la tête entre les mains, il n’est pas beau à voir. Je suis probablement dans le même état, mais je ne peux pas me regarder.
Malgré ce contretemps, rien n’est perdu et nous réagissons rapidement. Après nous être lavés, nous quittons les cheminots et nous allons consulter des indicateurs à la gare pour étudier un nouveau plan.
On nous a donné à Charmes l’adresse d’un prêtre de Besançon qui peut nous donner de fausses cartes d’identité indiquant que nous sommes domiciliés en zone libre, si bien que si on est pris en passant la frontière, après un mois de prison, on est refoulé dans cette zone. Ensuite, nous franchirons la ligne de démarcation à l’aide d’un passeur d’Arbois que la supérieure de l’hospice de Charmes nous a aussi indiqué.
Avant de quitter Vesoul, nous déjeunons dans un petit restaurant proche de la station que les employés de la gare nous ont indiqué comme favorable aux évadés. Et après nous être rasés dans les lavabos, nous prenons le car pour Besançon. Dès notre arrivée, nous allons trouver le prêtre que l’on nous a indiqué. Nous trouvons une personne méfiante qui ne veut rien faire pour nous.
Alors, nous quittons la ville et nous prenons le car pour Arbois. Le trajet est dangereux. Il y a souvent des contrôles d’identité et le véhicule est rempli de soldats allemands.
Nous arrivons à la nuit et nous trouvons facilement le domicile du passeur. Là, une jeune fille amie de la famille se fait fort de se procurer pour le lendemain deux cartes d’identité indiquant que nous sommes domiciliés en zone libre. En attendant, on nous installe dans un escalier montant dans un grenier où nous passons une nuit médiocre en compagnie d’un jeune couple qui veut passer en zone libre.
Au petit jour, le passeur nous demande de partir en deux groupes séparés et de nous diriger vers un endroit proche de la ligne de démarcation où nous l’attendrons. À la sortie du Bourg, je dis à mon compagnon « Fais ce que tu veux, mais moi je retourne à Arbois attendre la carte d’identité ». Nous revenons donc, mais à midi nous n’avons toujours rien.
Nous estimons alors que le danger que nous courons en restant à Arbois est supérieur à celui du passage de la ligne et de plus, nous risquons de causer des ennuis à nos hôtes. Si bien qu’à 1h de l’après-midi, en compagnie d’une jeune femme portant un bébé dans ses bras, nous partons vers la frontière avec un autre passeur qui marche devant en poussant une bicyclette; la femme et son bébé le suivent quelques dizaines de mètre derrière, mon ami et moi nous formons l’arrière-garde.
Un peu avant la ligne nous rejoignons notre guide. Peu après, nous croisons le chef du poste allemand qui va à Arbois et le passeur nous dit que c’est une chance.
Arrivés à 200m ou 300m du poste allemand, nous en sommes cachés par une petite élévation de terrain, cependant à notre droite, des Allemands jouent au football. Ils peuvent nous voir mais ils ne sont pas armés et ils ne peuvent donc pas tirer. S’ils nous aperçoivent, nous en serons quittes pour une petite course vers des peupliers que nous apercevons et qui sont en zone libre.
Nous quittons alors la route et en contournant la hauteur qui nous cache toujours du poste allemand nous arrivons à la terre promise, sans que les joueurs s’inquiètent de nous. Détendus, nous allons au poste français pour nous faire inscrire.
Nous n’avons pas d’argent et nous donnons à notre passeur tout le tabac qui nous reste. Nous ne pouvons rien lui donner de plus.
Le soir, luxe inhabituel, nous couchons dans un lit possédant des draps, dans un hôtel de Poligny.
L’aventure qui a duré plus d’une semaine du lundi 29 septembre à 0h30 au dimanche 5 octobre à 14h est terminée, mais nous sommes fatigués. Un mois après son arrivée, mon ami a dû se faire opérer d’un phlegmon à la gorge et, personnellement, j’ai mis plus d’un an à reprendre des forces.
Henri LANGUMIER