Mobilisation contre la diffusion du film antisémite
"Le Juif Süss" - juin 1941

 

 



André Mandouze, professeur au lycée Lalande durant l'année scolaire 1940-1941, raconte, p 82-83 de son livre « Mémoires d’outre-siècle 1- D’une Résistance à l’autre», comment lui et son collègue, Devivaise, professeur de philosophie, se sont mobilisés pour empêcher la diffusion du film antisémite, « Le Juif Süss », en juin 1941: croix gammées peintes sur les affiches pour mettre en garde la population contre le caractère raciste du film, chahut organisé lors de la diffusion du film... suivis de leur arrestation (heureusement ponctuelle) par la police.

Ils mobilisent avec eux une partie de leurs élèves, dont Claude Werth, fils de Léon Werth, élève de 1ère au lycée. Dans son journal "Déposition" (p.255), Léon Werth évoque aussi ces faits : "Je donne ce récit d’après Claude, qui faisait pour la première fois, hier soir, acte de citoyen".

Le journal de Léon Werth, intellectuel parisien (journaliste, essayiste, ami de Saint-Exupéry qui lui dédie "Le Petit Prince", rattrapé par sa judaïté) installé dans sa maison de campagne de Saint Amour du fait de la guerre, nous livre un témoignage passionnant sur le contexte de la guerre dans l’Ain, l’état et l’évolution de l’opinion publique dans ce département rural.






Le texte suivant, écrit à la main, retrouvé dans les archives par Alain Fabbiani, corrobore les deux récits ci-dessus.

Hier soir, 19 juin, à l’ABC, cinéma situé à Bourg, rue Voltaire, il y avait au programme le film « Le juif Süss ». Public assez nombreux.
 
 
Dès le début, quelques cris : « Ah ! C’est ça la collaboration »...puis « vivent les chrétiens »,etc., etc. Le groupe d’où partaient les protestations se composait d’une trentaine, dirigée par M. Devivaize, professeur de philosophie au Lycée et M. Mandouze, professeur de Réthorique au Lycée; avec plus de vingt femmes ou filles, quatre ou cinq hommes.
 
 
A un certain moment, les cris ont redoublé au fur et à mesure du développement du film: « Nous sommes ici pour défendre l’esprit français ». Il était difficile, dans une salle obscure, de discerner quels étaient les auteurs de cette agitation; quelques lampes électriques de poche l’ont permis assez vite cependant. Mais le public, venu pour le film, était furieux et manifestait contre les perturbateurs.

Quand le film se termina par la conclusion que l’on connaît, la bande de protestataires éclata, déchaînée, répéta les paroles de « vive l’esprit français », « vive l’esprit chrétien »... « c’est ça la collaboration ».
Des gendarmes interviennent aussitôt. L’un d’eux mit les menottes à Devivaize, un autre empoigna Mandouze; les gendarmes agirent si précipitamment que premièrement ils ignoraient la personnalité de Devivaize et Mandouze; ils ne pouvaient croire qu’il s’agissait de professeurs de lycée.

Il y eut donc un voyage de l’ABC jusqu’à la gendarmerie, les deux arrêtés furent escortés, prenant des figures de martyrs. Il fallut bien aller à la gendarmerie, car le gendarme ne put enlever le cabriolet à Devivaize, il les avait cadenas [sés?].

Le milieu d’agitateurs appartient à « Temps nouveau », journal spiritualiste avancé; le milieu se prétend comme le représentant sûr et autorisé de la pensée catholique. Il vend le journal – sans grand succès d’ailleurs - à la porte des églises Notre-Dame et du Sacré Cœur. Ce milieu est très limité. Il est mené et dominé par les universitaires, un religieux, très connu à Bourg où il prêche une retraite à Notre-Dame, exerce une très grosse influence; c’est le père Chéry, Dominicain. Il vient fréquemment à Bourg.
Il y a eu une réunion mercredi 18 juin avec le père Chéry, qui a préparé cette manifestation. Il y a eu des tracts tapés à la machine et distribués dans certaines boîtes aux lettres invitant à aller perturber.