TÉMOIGNAGE
Paul MORIN

 

 

Sommaire
1. Été 1939 - mai 1940: une drôle d’année – ce qui ne veut pas dire une année drôle
2. Mai - juin 1940: attaque allemande
3. Septembre 1940 – septembre 1941: 1ère rentrée scolaire dans la France de Vichy
4. Octobre 1941 – septembre 1942: Pioda et Thenon – Les débuts de la Résistance au lycée
5. Septembre 1942 – juin 1943:
 * Rentrée scolaire et venue du Maréchal Pétain à Bourg en Bresse
 * La Résistance s’organise et s’intensifie
 * Novembre 1942 – Création des FUJ et occupation de la zone libre
 * Noël 1942
 * Identifier les collabos
 * Mise en place du STO
 * Actions lycéennes
6. Juin – octobre 1943 : arrêté...
 * Arrestations
 * Interrogatoires
 * 20 juin – 8 octobre 1943: une attente interminable...

 

1. 1939 - mai 1940 : une drôle d'année - ce qui ne veut pas dire une année drôle.
 Élève à l'EPS (École Primaire Supérieure) Carriat sous la direction de M. Amiot, en deuxième année, section générale, je ne comprends pas, comme la plupart de mes camarades ce qui se passe autour de nous - et d'ailleurs, sommes nous intéressés par l'évolution de l'Europe? Nous pensons surtout à nos études, à la préparation du Brevet élémentaire pour l'année prochaine.
Et pourtant je me pose des questions. Mon frère aîné, Jean, de la classe 36 qui fait son service militaire au 17ème chasseurs à pieds à Rambervillers dans les Vosges est maintenu sous les drapeaux depuis l’an dernier. Naïfs, nous pensons que les accords signés en novembre l938 à Munich vont résoudre les problèmes entre la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie. Mais les mois passent et la tension internationale ne semble pas s'atténuer. Et malgré tout, dans cette incertitude européenne, l'année scolaire avance et fin juin, avec les vacances qui approchent, arrive également la sentence attendue: je suis admis en 3ème année générale, l'année préparatoire au Brevet élémentaire.
Comme d'habitude mes vacances se passent à Bourg, chez mes parents - Des journées à la pêche sur les bords de la Reyssouze entre le Moulin des Pauvres et le Moulin de Brou - avec quelques belles prises de brochets et chevesnes. Bien sûr nous irons comme d'habitude tous les dimanches au Plantay où ma grand--mère paternelle vit seule depuis le décès de mon grand-père. Là-bas ce sera, en fonction du temps: la cueillette et le ramassage des légumes, ou la pêche dans le Renon, juste en bas des prés de mes grands-parents.
Mais cette année, il y a en plus quinze jours inattendus. Mon père a un oncle (le plus jeune des frères de mon grand-père) qui exploite une ferme à Balan : "Le petit content". Cette ferme est située à 4 kilomètres de l'agglomération en limite du camp de La Valbonne, au bord d'une lône, sorte de trop plein du Rhône. C'est un endroit extraordinaire, au calme, où la vie se déroule comme les saisons. Mes deux cousins, les plus jeunes, ont quelques années de plus que moi et nous nous entendons très bien lors de nos réunions de famille.
Fin juillet l939, il est décidé que j'irai passer 15 jours à Balan. C'est mon premier départ, aussi long, du Boulevard de Brou. Mes parents, avec mon plus jeune frère René et ma sœur Nicole m'accompagnent en voiture le dimanche. Après le déjeuner qui fut copieux et détendu, et l'heure de la séparation arrivant, c'est pour moi un peu plus difficile mais je ne montre rien et grâce à mes deux cousins Albert et Johanny tout se passe bien. Et finalement ces quinze jours furent quinze jours merveilleux avec des journées bien remplies et très variées : une grande journée de battaisons qui me fait connaître toute la ruche qui s'anime autour de la machine à battre le blé depuis ceux qui apportent en continu les gerbes de blé, ceux qui surveillent la batteuse, la machine au charbon qui fournit la vapeur pour animer la batteuse - la batteuse d'où sortent les gerbes de paille mises en meules et le blé mis en sac. Une grande journée de travail sans doute très pénible, mais qui se déroule dans la bonne humeur, les voisins des fermes environnantes participant activement à cette journée exceptionnelle. Je découvre également la pêche à la main dans la lône ou la pêche au filet avec des fritures extraordinaires pour moi le petit pêcheur à la ligne de la Reyssouze. Mais j'ai sûrement au cours de ce séjour attrapé un virus : celui de la chasse. Avec mes deux cousins nous profitons de l'absence des militaires sur les terrains d'entraînement pour aller chercher quelques lapins de garenne.
Le soir on en voit des centaines, des milliers, près des innombrables terriers qui tapissent le camp de la Valbonne. Aussi en quelques minutes, avec l'aide d'un furet, des filoches étant mises aux sorties des terriers, on récupérait une demi douzaine de lapins qui servent à la cuisine ou que nous vendons pour acheter des accessoires de pêche.
Mais ce qui m'a le plus marqué durant ce court séjour est ma rencontre avec des militaires en manœuvre: en particulier un régiment de spahis à cheval, dont un escadron est venu à la ferme faire boire ses chevaux. Pour la plupart, ce sont de jeunes appelés... et ils attendent.... d'aller à la guerre. Guerre qui n’est pas déclarée mais qui semble... à leurs yeux... inévitable... presque attendue.
Et lorsque mes parents viennent me chercher quinze jours plus tard, c' est presque à regret que je reviens à Bourg - pour retrouver mes passe-temps traditionnels en attendant la rentrée des classes: la pêche au Moulin de Brou, la cueillette des haricots verts au jardin et le dimanche au Plantay et bien sûr ensuite la préparation des haricots verts et des petits pois pour leur mise en conserve pour l'hiver.
Mais les nouvelles à la radio de cette fin du mois d'août sont de plus en plus alarmantes. Le 29 août, c'est la rupture entre l'Angleterre et la France d'un côté et l'Allemagne et l'URSS de l'autre - au sujet de la Pologne qu'ils envisagent de se partager.
L'Allemagne qui contrôle déjà toute la frontière donne l'ordre à son armée, le 31 août, d'envahir la Pologne.
La France et l'Angleterre engagées par la signature d'un traité d'assistance à la Pologne décrètent la mobilisation générale le 1er septembre. Le 3 septembre la France et l'Angleterre se déclarent en état de guerre avec l'Allemagne et pour la France l'heure retenue est 17 heures.
Or ce dimanche 3 septembre 1939 nous sommes invités à déjeuner chez mon oncle à Vonnas et je me souviens que les discussions au cours du repas portent entre mon père et son frère sur cette guerre qui allait débuter, à laquelle mon frère aîné était déjà aux avant postes, et pour eux, qui avaient fait la guerre 14-18 et perdu à Verdun le plus jeune de leurs frères, l'inquiétude était plus forte que les annonces de la radio et de ses affirmations sur l'invincibilité de nos armées. Et je me souviens être sorti à 17 heures pour entendre ce qui aller changer avec la guerre qui commençait. Bien sûr, c'était aux frontières, mais pas à Vonnas.
La rentrée des classes en octobre 1939 s'effectue comme prévu; je fais mon entrée en classe de 3ème générale à Carriat, celle qui mène au Brevet élémentaire (BE) et au Brevet d'enseignement primaire supérieur (BEPS). Ce qui a changé, ce sont nos professeurs: les plus jeunes ont été rappelés sous les drapeaux et de jeunes retraités les remplacent... pour quelques mois dit-on !
L'hiver se passe sans grands combats de même que le printemps, la fin de l'année scolaire approche rapidement, les dates d'examens sont fixées à la première quinzaine de juin comme d'habitude.

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2. Mai- juin 1940: attaque allemande
Le 10 mai l'Allemagne envahit la Hollande et la Belgique, pays réputés neutres.
Nos lignes de défense sont prises par derrière, le nord est envahi. Le 12 juin les armées allemandes sont à Dijon et Briançon. Nos examens sont juste terminés. Je suis reçu aux deux : BE et BEPS mais pour l'entrée à l'École normale il faudra attendre le concours l' année prochaine.
Le 13 juin l'inquiétude est partout. On attend l'arrivée des troupes allemandes. Beaucoup d'habitants de Bourg, comme beaucoup d'autres avant eux, quittent la ville en voiture, à bicyclette et même à pied avec ce qu'ils peuvent emmener comme bagages pour fuir devant l'envahisseur.
Mes parents envisagent sérieusement cette situation. Mon père est allé chercher sa voiture à son garage rue Lazare Carnot - l'a chargée de vêtements, de couvertures, de nourritures et du peu d'essence qu'il a trouvé. Tout est prêt - Mais depuis le début du mois de mai, mon père a été désigné par la mairie comme chef d'ilôt. De quoi s'agit-il ? La ville de Bourg a été partagée en îlots, c'est-à-dire en pâtés de maisons limités par des rues ou des places. Celui de mon père comprend tous les immeubles insérés entre le boulevard de Brou, la rue Bara, la rue Lazare Carnot et le boulevard Victor Hugo. Et là, chaque soir, mon père doit vérifier auprès des habitants qu'aucune lumière de leurs appartements ne sont visibles de l'extérieur afin d'éviter d'éventuels bombardements aériens nocturnes.
Après avoir tout envisagé, mon père décide de rester. La voiture est ramenée au garage et l'essence mise précieusement de côté.
Les 17 et 18 juin, ce qu'il reste de l'armée française en déroute, traverse rapidement la ville. En fin d'après-midi du 18, un char, sur son porteur, s'arrête sur le large trottoir de l'Hôtel Dieu, face à notre maison. Le responsable descend du char et le met sur la route face à la montée du boulevard de Brou pour stopper les armées ennemies nous dit-il. Les quelques habitants encore présents dans le quartier sont anxieux, ce sera l'anéantissement de l'hôpital et du quartier. La nuit arrive, chacun se calfeutre comme il peut... le silence se poursuit... et le lendemain au jour... le char a disparu... et les armées allemandes ne sont pas encore là. On a eu peur.. .
Ce n’est que vers midi le 19 juin qu'une colonne allemande motorisée passe boulevard de Brou en direction de Pont d'Ain et des Alpes.
La fin de la guerre à Bourg n'aura été marquée que par un bombardement de l'aviation italienne qui, quelques jours plus tôt le 16 juin, a essayé de neutraliser la gare de Bourg et surtout le nœud ferroviaire. Un immeuble route de Lyon a été touché ainsi que le quartier de la gare. Trois morts sont à déplorer.
Le 22 juin 1940 l'armistice est signée avec l'Allemagne et le 24 juin avec l'Italie. Le Maréchal Pétain a pris le pouvoir et traite avec l'Allemagne hitlérienne.
Par chance la ligne qui marque les limites de la France occupée par l'envahisseur est au nord de Bourg... aux frontières avec le département du Jura... Nous sommes en zone dite libre.
Sans nouvelle de Jean, mon frère aîné depuis plusieurs mois, nous savons finalement en août qu'il a été fait prisonnier à Rethel et qu'il est dans un camp outre-Rhin et en bonne santé.
 Anxieux en permanence pour le lendemain, les vacances scolaires 1940 passent très rapidement. Quant à l'appel du général de Gaulle nous ne l'apprenons que plusieurs jours après le 18 juin, en écoutant Radio Sottens, la radio de Genève que nous pouvons capter à Bourg. Plus tard les journaux locaux nous apprennent, sur l'ordre de Vichy, que ce même général de Gaulle, déserteur de l'Armée Française serait arrêté et jugé. L'Histoire en a décidé autrement.

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3. Septembre 1940 – septembre 1941: 1ère rentrée scolaire dans la France de Vichy
Fin septembre ou début octobre c'est la rentrée des classes. Les élèves sont là... les retraités sont toujours là car beaucoup de jeunes professeurs sont prisonniers en Allemagne. Cependant, quelques professeurs sortant des écoles arrivent (M. Rykaert en maths, M. et Mme Subreville en anglais et en français). J'entre en 4ème année générale, classe préparatoire à l'entrée à l'École normale mais aussi aux Arts et métiers de Cluny. Aux soucis de la sécurité du lendemain s'ajoutent maintenant des problèmes de ravitaillement. L'armée allemande prélève la quasi totalité de la production agricole de notre région pour ses besoins et pour la population de leur pays. Les cartes d'alimentation sont distribuées avec un rationnement très strict. Plus les jours passent et plus il est difficile de trouver un complément dans les fermes de Bresse ou de Dombes.
Mais s'il est difficile de s'alimenter, la vie dans son ensemble devient de plus en plus problématique, insidieusement elle se complique chaque jour. Sans rien dire on crée un véritable culte autour du maréchal Pétain. Pour faire passer l'amère défaite de mai juin 1940 on parle sans cesse du vainqueur de Verdun. Les anciens combattants de 1914-1918 sont un relais tout trouvé et beaucoup d'entre eux s'y laissent prendre. Telles les légions romaines, ils deviennent la Légion française des anciens combattants, totalement acquise aux idées du Maréchal. Pour les encadrer, on crée le Service d'ordre légionnaire (le SOL) chargé de ramener au troupeau les brebis égarées et au besoin de fournir à la police les noms et adresses des réfractaires à l'idéologie pétainiste.
Parallèlement à cette propagande, la presse et la radio nationale sont censurées et il est interdit d'écouter les radios étrangères. Seules sont admises les informations favorables à Vichy et à l'Axe (Rome-Berlin). Alors, clandestinement, surtout le soir, lorsque les maisons sont closes on écoute radio Sottens - puis la BBC de Londres lorsqu'elle n’est pas brouillée.
À Carriat, Monsieur Amiot, le directeur, maintient son navire dans la droite ligne qui a toujours été la sienne, c'est-à-dire, en ordre et sans aucune propagande.
Les professeurs sont sur la réserve et, si en 1936 on avait pu assister au cours des récréations, à de très vives oppositions entre les favorables et les opposés au Front populaire; en ce printemps 1941 la neutralité est de règle pour tous ceux qui sont encore là.
 C'est au printemps 1941 que pour la première fois (en avril si ma mémoire est fidèle) un de nos camarades de classe, Jean Millet, de Chavannes-sur-Suran, qui attend son entrée dans une école supérieure va me parler d'un service clandestin chargé des atterrissages et parachutages - mais impossible d'en savoir davantage. Immédiatement je relie cette information à la présence à Bourg-en--Bresse du général Delestraint, replié avec la 7ème région de Besançon, et qui vient de créer, très officiellement, l'amicale des Anciens des chars... en liaison avec Paul Pioda dont les idées s'affichaient dans sa vitrine de la rue du Gouvernement (actuellement rue Victor Basch) à travers les dessins et aquarelles d'auteurs locaux qu'il exposait à sa façon, se moquant presque ouvertement de l'armée du Duce (Mussolini).
Et le mois de juin tant redouté arrive et avec lui le très redouté concours d'entrée à l'École normale: beaucoup de candidats: 120 et peu d'admis : 17.
Les épreuves passées, j'attends: en mathématiques je suis satisfait, mais en orthographe ne serai-je pas éliminé par 5 fautes que j'aurai laissé passer? Les jours dans l'attente du résultat sont insupportables. Finalement après quelques jours qui m'ont paru des semaines je figure sur la liste des admis. Je suis heureux certes, mais sûrement moins que ma mère qui aurait souhaité être enseignante. C'est aussi quelque part un peu aussi sa réussite.

Immédiatement il faut préparer la rentrée. Les Écoles normales de garçons et filles de Bourg-en-Bresse comme toutes celles de France ont été fermées par Vichy en octobre 1940 et les normaliens entrant sont envoyés au lycée Lalande pour les garçons et au lycée Edgar Quinet pour les filles. Je dois donc entrer à Lalande, en classe de seconde moderne avec mes seize autres promotionnels et une douzaine d'élèves non élèves-maîtres. Je serai interne comme tous les autres avec des sorties tous les samedis après les cours jusqu'au dimanche soir et éventuellement une sortie le jeudi après-midi si un correspondant nommément désigné vient me chercher: ce sera ma cousine germaine élève à Quinet qui, bien que plus jeune que moi fera office de correspondant.
Les vacances sont hantées par cette rentrée dans un monde inconnu, avec des camarades que je ne connais pas pour la plupart, avec un mode de vie nouveau et une rupture avec ma famille qui restait pourtant si près. En réalité, les surprises allaient être plus grandes que prévu.
Août et septembre sont marqués par des allers et retours fréquents, à bicyclette (il n'y a plus d'essence) au Plantay où ma grand-mère, seule dans sa petite ferme rencontre de plus en plus de difficultés avec l'âge qui avance. De plus elle est soucieuse du sort réservé à mon frère, prisonnier en Allemagne et qu'elle a élevé jusqu'à l'âge de 14 ans. Tous ces voyages, souvent agrémentés d'une remorque attelée au vélo, sont aussi l'occasion de ramener les produits que, avec mes parents nous cultivons dans une terre que mon père s'est réservé: pommes de terre, petits pois, haricots, salades, raves, tomates, etc... un plus considérable à nos cartes d'alimentation. C'est aussi une monnaie d'échange pour mon père qui, bourrelier, a besoin de cuir pour fabriquer des harnais. Le cuir est contingenté. Pour en avoir un peu plus il faut aller le chercher à la tannerie et remettre en échange un complément alimentaire. Avec le harnais fabriqué mon père récupère parfois une livre de beurre, denrée aussi précieuse que l’or. La pêche, cette année est très compromise... il en sera malheureusement de même par la suite, mais pour d'autres raisons.
Enfin, la veille de la rentrée arrive et avec elle je découvre l'internat: un grand dortoir où nous sommes une soixantaine, alignés sur 4 rangs avec au milieu un réduit accolé au mur et vitré sur les trois autres côtés: la chambre du surveillant. À l'extrémité, mais séparés des dortoirs par une double porte: des lavabos en ligne sur deux rangées opposées et attenantes avec au fond une rangée de wc fermés et une rangée au mur d'urinoirs. C'est pour moi un nouvel univers et la connaissance de nouveaux camarades: tous ceux de ma promotion mais aussi élèves d'autres classes de secondes et de premières.
Le lendemain, après une nuit perturbée par les allers et venus des uns et des autres, c'est la rentrée.
Rassemblés dans la cour d'honneur du lycée, c'est l'appel, la mise en place des classes sous l'ordre des surveillants, la levée des couleurs et un éloge du maréchal Pétain - Peu de temps plus tard cette cérémonie qui se répétera tous les matins sera rehaussée par le chant à la gloire du Maréchal que le professeur de musique nous apprendra en priorité. Quels changements avec la réserve de Carriat... le proviseur de Lalande est sûrement plus à l'écoute des ordres de Vichy que le directeur de Carriat.
Enfin c'est l'entrée en classe avec des professeurs, quelques uns nouveaux retraités, d'autres jeunes enseignants mais aussi quelques professeurs qui avaient échappé à l'internement et d'autres venant de zone occupée, voire d'Alsace-Lorraine devenue allemande.
Et c'est dans cette classe que je rencontre immédiatement Marcel Thenon, un peu plus jeune, non normalien, mais lui aussi de Bourg et externe.

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4. Octobre 1941 – septembre 1942: Pioda et Thenon – Les débuts de la Résistance au lycée
Ce premier trimestre 1941 - et le premier trimestre comme interne au lycée Lalande - est marqué essentiellement par la découverte, en grandeur nature, de ce qu'est la Résistance à Bourg-en-Bresse.
Mais comment entre-t-on en Résistance ?
Je pense que pour la majorité, au moins en 1941 et même en 1942, c'est en dialoguant avec les autres sur la situation de la France, sur les difficultés rencontrées, sur le refus de l'Armistice et de ses connaissances, et parfois sur le rejet du gouvernement de Vichy - que naît une certaine complicité d'opinion qui, un jour, entraîne celui qui est déjà dans la Résistance à faire l'offre à son interlocuteur de se joindre à lui dans un mouvement clandestin organisé.
Pour ma part, ça ne fut pas tellement différent. Discutant avec Marcel Thenon dès le jour de la rentrée scolaire, celui-ci m'indique qu'étant le second d'une famille de cinq - son père étant employé au PLM (Chemin de Fer) - donc en situation modeste - il est allé acheter des livres d'occasion chez Pioda - vitrier - rue du Gouvernement donc à deux pas du lycée.
Ainsi j'apprends qu'au magasin Pioda - derrière la vitrine qui expose souvent des dessins et peintures (parfois assez suggestives contre l'occupant italien) et après l'atelier de découpe du verre, il y a un bureau dans lequel sont rangés des livres de classes déposés par des élèves de Lalande à la fin de l'année scolaire et mis en vente à prix réduit (selon l'état) auprès des élèves entrant dans la classe correspondante.
Marcel Thenon a donc acquis des livres moins chers que chez le libraire. De plus il a dû y aller plusieurs fois pour compléter sa collection et c'est ainsi qu'il a rencontré à plusieurs reprises Paul Pioda et sa sœur Louise. À chaque visite Pioda a discuté avec Marcel Thenon et s'est ainsi que j'évoque avec Marcel Thenon le général Deslestraint et l'amicale des Anciens des chars. Pioda en fait-il partie? Qui peut y entrer?
Ainsi Marcel évoque cela avec Pioda et celui-ci sans doute plus en confiance va lui remettre, sous le secret le plus absolu concernant son origine, notre premier numéro du journal "Libération" - journal clandestin et qui, par conséquent, donne des nouvelles censurées dans la presse normale ou la radio vichyssoise.
Je me souviens toujours de cette première lecture à l'abri de tous les regards indiscrets. Vu aujourd'hui il n'y avait rien d'extraordinaire - mais c'était un air nouveau qui entrait dans nos bronches.
Nous avons enfin une sorte de lien avec celles et ceux qui, comme nous, n'admettent pas le gouvernement du Maréchal.
Mais nous sommes les deux, et seulement les deux à bénéficier de cette extraordinaire information. Que faire? Le recopier... c'est trop long pour obtenir un seul exemplaire en plus. La seule solution: obtenir de Paul Pioda d'autres exemplaires. Sitôt dit, sitôt fait: Marcel Thenon retourne chez Pioda, expose sa demande. Paul Pioda, en officier de l'armée française, observe ce grand garçon plein de fougue, mais inexpérimenté. Une poignée de secondes plus tard la réponse arrive: les exemplaires sont réservés en priorité à ceux qui sont dans la Résistance. La réplique est déjà là: mais c'est ce que nous attendons - que devons-nous faire?
Alors Paul Pioda entraîne Marcel hors toute présence inopportune et lui explique ce qu'est Libération et comment il fonctionne:
«Libération» est un mouvement de Résistance créé peu après la capitulation et qui regroupe les hommes et les femmes qui ont en commun la ferme volonté de redonner à la France sa liberté et par conséquent de suivre le général de Gaulle dans sa lutte contre l'envahisseur. C'est un engagement total, mais très dangereux car la police de Vichy tout comme la police locale font la chasse aux Résistants.
Aussi pour éviter des arrestations à la chaîne, une structure est imposée: les Résistants sont regroupés par six (une sizaine). C'est le chef de la sizaine qui recrute ses hommes : cinq, qu'il a rencontrés et qu'il rencontre toujours seul. Ainsi chaque homme de base connaît son chef - mais c'est tout. En cas d'arrestation et même sous la torture il pourra au maximum donner un nom: celui de son chef.
Le chef de sizaine reçoit ses ordres d'un chef de trentaine. C'est le même principe: on communique verbalement (pas de trace écrite) au chef de trentaine les noms des cinq chefs de sizaine qu'il aura sous ses ordres et qu'il voit toujours individuellement.
Au dessus, c'est le responsable local qui dirige. Enfin il y a un responsable départemental qui coordonne toutes les actions des groupes.
Aussitôt dit, aussitôt fait - Marcel m'annonce que nous allons former la première sizaine. Ensemble nous évoquons uniquement parmi nos camarades de classes les quatre qui constitueront la première sizaine. C'est relativement vite fait car une bonne dizaine d'entre eux sont demandeurs: nous le sentons tous les jours lorsque nous évoquons la situation ou lorsque le matin on nous impose la cérémonie des couleurs et le chant du Maréchal qu'on nous a appris immédiatement à la rentrée.
Ainsi naît, les premiers jours d'octobre 1941, la première sizaine de Libération au lycée Lalande.
Que doit-elle faire? Dans un premier temps: chacun doit écouter autour de lui ce que pense de la situation: sa famille et ses amis - noter les favorables et les fidèles au Maréchal (les plus nombreux et de loin à ce moment). En plus chacun recevra un exemplaire de Libération qu'il pourra faire lire à une personne sûre et sous sa propre responsabilité.
Mais très vite on sent dans notre classe que certains s'impatientent: ils cherchent autour d'eux qui pourra les aider à faire quelque chose.
Avec l'accord de Paul Pioda une deuxième, puis une troisième sizaine sont créées. Et en janvier 1942 la première trentaine est en place au lycée Lalande avec des élèves de seconde et de première. Marcel Thenon en est le responsable et je suis son adjoint avec en charge le soin de créer une ou deux sizaines parmi les anciens de Carriat avec qui j'étais en classe et qui, depuis, ont rejoint le monde du travail. Le travail est un peu plus difficile car ils sont dispersés et je suis interne. Malgré tout, les contacts sont bons et début 1942 d'autres jeunes extérieurs à Lalande sont intégrés à notre mouvement.

À la distribution de quelques journaux s'ajoute maintenant la distribution clandestine de tracts plus faciles à distribuer, plus rapidement réalisables, et qui nécessitent moins de papier -matière introuvable et contingentée à cette époque.
Le soir, pour ceux qui sortent, ce sont des V (Victoire) et des Croix de Lorraine (emblème de la Résistance) qui sont tracés à la craie sur tous les tuyaux de descentes des toits du centre ville et ailleurs bien sûr.
Ainsi les habitants de Bourg savent que la Résistance existe - mais est-ce suffisant pour calmer leur manque de nourriture?
La disette de 1941 n'a fait qu'empirer au début 1942. Tout est à la carte et ce qui ne l’est pas est introuvable. Chacun cherche à retrouver parmi sa famille proche ou éloignée celle qui est à la campagne donc plus proche des lieux de production. Mais là aussi c'est extrêmement difficile. Alors il faut produire soi même: des jardins fleurissent partout autour de la ville, mais il faut les surveiller car les récoltes disparaissent souvent avant maturité. Pour ma part c'est au Plantay que nous allons chaque dimanche mais depuis le 29 janvier 1942 avec mon frère aîné qui a réussi, après un périple invraisemblable, à s'évader de son stalag en Allemagne (XIIA) et à rejoindre Bourg-en-Bresse le 29 janvier 1942 jour où un épais manteau de neige bloquait toute circulation sur les routes. Il est toujours sur le qui-vive mais a repris son emploi de menuisier à l'entreprise Brochand rue de la République.
Peu avant les vacances d'été, nous sommes Marcel et moi chargés d'une mission spéciale: essayer de découvrir en Bresse, Dombes ou Revermont des lieux capables d'accueillir un terrain de parachutage, voire d'atterrissage. Ainsi en mai, juin, les jeudis, puis pendant les vacances nous allons à bicyclette - Marcel utilisant celle de son père - parcourir routes et chemins pour essayer de trouver le terrain rare qui répond aux normes demandées : longueur, largeur, orientation Nord-sud, avec un bois à proximité, assez loin de toute habitation occupée, loin d'un village, loin d'une route très fréquentée, loin d'une gendarmerie - mais relié à un chemin rural en bon état.
Lorsque nous avons repéré un terrain qui nous semble convenir, nous le situons sur la carte d' état-major et Marcel rapporte notre récolte à Paul Pioda.
Ainsi passent les semaines de ce début d'été, chacun anticipe l'avenir à partir des nouvelles que nous écoutons religieusement le soir, à l'abri d'oreilles indiscrètes, de la radio de Londres. Et lorsqu’ arrive le 14 juillet 1942, alors que toutes les manifestations sont interdites, nous faisons passer de bouche à oreille l'ordre de se rendre au Monument aux morts en fin d'après-midi. C'est un succès: il y a du monde, des têtes connues, et d'autres têtes, mais il y a aussi la police qui, prévenue, se précipite pour disperser les manifestants. Mais, comme demandé, les gens sont calmes... ils sont presque là par un pur hasard. Ainsi chacun s'en va, calmement. Mais des figures suspectes sont arrêtées... Elles seront relâchées dans la soirée.
Les vacances 1942 ressemblent certes à celles de 1941 avec en plus cette activité de recherche de terrains - mais on sent que des événements importants se préparent - que la Résistance se développe aussi autour de nous. À Libération s'ajoutent d'autres journaux clandestins : Combat, Franc-Tireur, Petites Ailes, Bir Hakeim (nom en souvenir de la victoire très récente française),
Libre France (organe universitaire de la Résistance) et même bientôt en fin d'année le journal Forces-Unies de la Jeunesse - créé par les étudiants lyonnais. En août 1942 les Anglais débarquent à Dieppe : c'est un essai pour tester les défenses allemandes. L'opération terminée, ils repartent, après de durs et sanglants combats. Immédiatement, pour casser l'espoir qui s'est fait jour parmi la population, la propagande de Vichy annonce que la tentative anglaise de débarquement a été un cuisant échec.
Si à Lalande en juillet 1941 il y a une trentaine appartenant aux jeunes de Libération et plusieurs sizaines non encore réunies en trentaine, il s'est formé à Bourg-en-Bresse plusieurs sizaines - soit sous la forme traditionnelle avec une activité similaire à celles de Lalande - soit sur une forme plus élaborée en Groupes francs pour des actions plus particulières - plus rapides et plus violentes. Dans ce cas, les hommes se connaissent. Ce sont souvent des anciens camarades d' École supérieure comme le GF Barnez ou des camarades de quartier tel le GF Pobel avec les frères Martin.
Avec ces formations, on sent déjà le désir des jeunes d'intervenir pour faire taire les propagandes de Vichy en faveur de l'envahisseur allemand, mais aussi pour s'attaquer aux collaborateurs en créant l'insécurité autour d'eux.
Très vite ces groupes subiront une formation spécifique pour les entraîner à réaliser des bombes facilement transportables faites de plastic avec un "crayon" déclencheur de l'explosion, les produits de base nécessaires nous sont fournis par les parachutages.
C'est là encore une nouvelle activité, mais qui ne va concerner que quelques groupes spécialisés - souvent des personnes habitant le même secteur, libres le soir et pouvant se déplacer rapidement.
Et souvent, pendant ces vacances 1942 je me suis posé la question de savoir ce qui allait marquer la rentrée - quelle direction allait prendre la Résistance car je sentais qu'elle ne pouvait pas se figer dans sa forme actuelle, qu'il était impératif qu'elle évolue pour répondre au désir des jeunes de faire plus... mais comment? ... avec quoi?. . . et quand?
Cependant malgré une guerre qui se généralisait partout sur le globe, avec des victoires... lointaines et des reculs dramatiques en Europe, malgré ces nouvelles qui rendaient l'avenir bien sombre, la victoire de Bir-Hakeim pour le général Koenig, la première grande victoire française en cette fin mai 1942 nous a redonné un moral d'acier et une volonté sans limites pour bousculer l'ordre établi, pour chasser Vichy et tous ceux qui l'aidaient, pour retrouver une vie digne.
Les vacances 1942 c'est aussi le moment de faire le point sur les effectifs, de réfléchir à l'organisation même de l'ensemble, surtout si la rentrée doit apporter de nouvelles recrues.
Mais ce que nous pensons, ce que nous envisageons, nos supérieurs le font également.

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5. Septembre 1942 – juin 1943:


  * Rentrée scolaire et venue du Maréchal Pétain à Bourg en Bresse
C'est ainsi qu'à la rentrée avec Marcel Thenon nous sommes informés par un responsable Jeunes de Lyon que Marcel Thenon assumerait les responsabilités départementales des Jeunes de Libération et que personnellement, étant moins disponible que Marcel, (je suis encore interne au lycée Lalande), je serai son adjoint avec une mission spéciale : celle du renseignement : apporter entre autres toutes les informations que je pourrais recueillir (et vérifier si possible) concernant les activités de la police de Vichy, les hommes de cette police, ceux qui la renseignent, tout comme les informations concernant des mouvements suspects des forces de l'ordre, ou du Service d'ordre de la Légion (SOL) - véritable police clandestine de Vichy qui deviendra plus tard la Milice.
Et cette fin de vacances m'offre tout de suite l'occasion de tester certaines de mes connaissances ou certains soupçons : le maréchal Pétain, Chef de l'état français rend visite à Bourg-en-Bresse les 12 et 13 septembre.
Dans les jours qui précèdent Paul Pioda ainsi que quelques autres Burgiens, sans doute soupçonnés d'être dangereux pour le bon déroulement de la manifestation sont mis en résidence surveillée aux environs de la ville. Plusieurs cérémonies sont organisées à la préfecture et dans son parc. De nombreuses écoles y assistent, surtout l'enseignement libre. Mais la cérémonie pour tous est au Monument aux morts. Une foule nombreuse, et il faut le dire, enthousiaste, assiste à un dépôt de gerbe du Maréchal. Sur les marches d'entrée de la Chambre de commerce, je vois assez bien les participants. La Légion française des Anciens combattants est rangée, alignée à proximité du monument. Les plus excités, qui essaient d'entraîner les autres sont des personnalités connues pour leur dévotion totale au Maréchal. Dans la foule je repère également des commerçants de la ville bien connus comme collabos. Mais j'y découvre également des policiers locaux, dispersés, qui regardent et surtout écoutent les manifestants.
À la fin de cette cérémonie il y a quelques interpellations, peut-être sans suite immédiatement mais qui, à terme, peuvent entraîner des filatures et des arrestations.

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 * La Résistance s’organise et s’intensifie
Au lycée, Monsieur Jolyon, notre professeur de lettres, récemment libéré de l'Offlag où il était prisonnier, pour faire de la propagande en faveur de Vichy, ne manque pas de nous faire tout un cours sur la portée exceptionnelle de la visite du Maréchal à Bourg - Un ou deux élèves seulement semblent avoir mordu à l'hameçon, mais peut-être est-ce pour se faire bien voir du nouveau professeur? Le proviseur du lycée a repris la cérémonie des couleurs dans la Cour d'honneur, chaque début de semaine - mais l’un des nôtres a trouvé d'autres paroles à "Maréchal nous voilà !" que nous entonnons en fin de cérémonie et c'est parfois un rire mal dissimulé des autres participants.
Dès la rentrée l'activité des sizaines a repris.
Pendant les vacances les camarades internes ont bien travaillé en créant des sizaines parmi des jeunes de leurs communes. Ainsi ont été créées des sizaines où des groupes de jeunes résistants à Nantua, Bellegarde (avec Jean Marinet), Belley, Pont de Vaux (avec Marcel Pellet), Oyonnax (Henri Pécheur).
Les filles du lycée Quinet s'organisent également avec Colette Lacroix.
C'est aussi à la rentrée la première sizaine à l'EPS Carriat avec la participation efficace de Roger Pollet dont la famille, garagiste à Sarrebourg en Moselle, a choisi Bourg-en-Bresse pour se soustraire à l'annexion allemande. Mon plus jeune frère, René, rejoint ce groupe. Un autre Lorrain, Houppert, dont la famille habite Jasseron, mais aussi élève de Carriat, rejoint cette première sizaine.
En octobre a lieu également la première rencontre avec Henri Bailly (de son vrai nom Guerchon) l'un des responsables nationaux de notre mouvement.
Il veut mieux connaître ce qui se passe sur le terrain, apprécier les possibilités, mesurer les difficultés, la rencontre est fixée au "Français". Il est des lieux qui sont privilégiés pour les rencontres. Cela tient à leur site, à leur situation géographique, à l'environnement, au cadre, ou encore à l'accueil. Ces endroits privilégiés sont généralement très vite repérés et deviennent des lieux de rencontre naturels pour tous ceux qui ont quelque chose à dire ou à trouver, ou tout simplement rencontrer des collègues, des amis, sans aucun but précis, sinon celui de passer un moment privilégié en un lieu agréable.
Sans aucun doute "le Français" a toujours rempli cette mission assez extraordinaire de pouvoir accueillir tout le monde et que chacun s'y sente bien, à quelque milieu social qu'il appartienne.
On y parle de tout, de rien, et parfois de choses très sérieuses. On est à deux, à trois et parfois plus nombreux. On y consomme un demi de bière ou parfois des apéritifs plus coûteux. On y parle à voix basse et parfois à plus haute voix pour que les voisins puissent entendre et qui sait... réagir aux propos. Et, dans cette diversité, tout le monde s'y trouve bien. Cela tient, sans doute, au cadre somptueux, mais non agressif par sa richesse, peut-être aussi par son étendue et sa disposition, mais surtout par l'accueil qui y est réservé à tous, connus ou inconnus.
Mais, pour les habitués, en fonction de leurs goûts, du temps dont ils disposent, de la nature de leurs rencontres, la miche de pain et le pot de rillettes, ou tout simplement le saucisson de nos campagnes, coupé en fines tranches, avec le bocal de cornichons, peuvent apparaître comme par enchantement, donnant aux entretiens une souplesse nouvelle, une compréhension plus facile, des conclusions plus fructueuses et plus rapides.
Bien souvent, j'ai eu l'occasion de vérifier cette affirmation et pour des problèmes bien différents, mais il m'est arrivé aussi de m'y arrêter pour être simplement le témoin de toute une vie qui se développe autour de moi: industriels, commerçants du centre ville, journalistes, fonctionnaires, magistrats du Palais de justice tout proche, élus municipaux ou départementaux, ou simples touristes, suivant les jours et les heures, s'y retrouvent, et sans percer le secret des échanges, chaque groupe est lui-même un spectacle.
Mais ce spectacle devient tout autre lorsqu'on est soi-même acteur, oubliant à ce moment précis que d'autres vous observent.
Au cours d'une vie, certains de ces moments restent accrochés à la mémoire, avec les personnages dans le site et son environnement.
Octobre 1942. La drôle de guerre est terminée depuis plus de deux ans; les activités ont repris avec ceux qui ne sont pas prisonniers. Nous sommes encore en zone dite libre (pour quelques jours... mais nous le savons pas). Les écoles ont repris normalement en septembre. À cette entrée d'hiver, les difficultés de nourriture et de chauffage commencent à se faire sentir durement pour la plupart d'entre nous. Avec un camarade du lycée Lalande qui, comme moi, appartientàla Résistance depuis plus d'un an, nous devons accueillir un ami de Lyon, qui est en liaison avec Londres, pour étudier, ensemble, la mise en place d'un service capable d'indiquer de façon précise des terrains de parachutages pour l'immédiat, et d'atterrissages pour le futur. Le lieu de rencontre: un endroit facile à trouver, où l'on puisse parler sans être entendu, et surtout sans attirer l'attention: "le Français".
Il est 19 heures; la nuit est tombée; les piétons sont encore nombreux dans l'avenue, même si les automobiles y sont rares, car l'essence est réservée à ceux qui ont des tickets. Juste avant d'entrer, nous rencontrons une camarade de 1ère du lycée Quinet, elle aussi membre de la Résistance. Nous lui proposons de se joindre à nous pour mieux donner le change.
Nous choisissons immédiatement une table située entre deux groupes particulièrement bruyants, apparemment des commerçants qui se plaignent des difficultés pour s'approvisionner et du marché noir. À peine le temps de commander une boisson, notre hôte est là, passant au travers d'autres tables occupées, mais plus calmes. Immédiatement, le responsable régional nous donne toutes les directives pour repérer les coordonnées des terrains potentiels, nous précisant les dimensions optimales souhaitables, des distances minima des bourgs et des habitations, l'enquête obligatoire sur l'environnement, les possibilités de replis, etc. Une demi-heure s'est écoulée et personne ne prête attention à nos "messes basses", lorsque notre ami lyonnais glisse sous la table à mon camarade de Lalande, enveloppé dans un papier journal, un pistolet de petit calibre et une boîte de balles. Mais, c'était sans compter sur la réaction, quasi explosive, de notre camarade de Quinet qui fait, malgré nos tentatives pour la calmer, un véritable caprice pour être aussi armée. À plusieurs reprises des regards s'arrêtent sur nous... mais que pensent-ils? Une crise de jalousie? Une rupture? Jamais nous ne le saurons, mais rapidement, après une promesse de l'équiper prochainement, nous quittons les lieux, heureux de retrouver le calme air frais de l'avenue, mais néanmoins satisfaits de notre soirée.
Peu de jours après, est-ce la suite de sa visite, nous sommes dotés de notre première mitraillette Sten. On sent, à ce moment, que bien des choses se précipitent. Une seconde trentaine est organisée à Lalande avec l'arrivée d'une nouvelle classe d'élèves maîtres et d'une nouvelle promotion d'élèves de seconde.
Dès la fin octobre et chaque semaine auront lieu, chez Bouvet, dans la ferme de ses parents à la Correrie (à Péronnas) à proximité de la forêt de Seillon, des séances d'entraînement de montage et démontage de la Sten, apprendre à la remonter, la nuit, en un minimum de temps, pour être opérationnel immédiatement. Ces séances seront complétées par une formation à l'utilisation du plastic, explosif nouveau qui sera utilisé sur les voies de chemins de fer - mais aussi contre certains magasins de collaborateurs connus.
À ce moment, la Résistance prend une autre dimension pour nous, les jeunes de Libération.

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* Novembre 1942 – Création des FUJ et occupation de la zone libre
C'est en novembre que nous changeons de nom pour devenir les FUJ (Forces Unies de la Jeunesse). C'est la conséquence directe de la création des MUR (Mouvements Unis de Résistance) qui regroupent surtout les mouvements Libération, Combat et Franc-Tireur - œuvre Ô combien difficile mais efficace de Jean Moulin.
Le changement de nom semble nous donner encore plus d'espoir en l'avenir.
Au lycée est arrivé sans bruit, un nouveau professeur, Hugues Barange. Nous saurons plus tard qu'il est l’un des responsables nationaux des FUJ.
Il en est de même de notre surveillant général, M. Bourgeois, qui, nous le saurons bien plus tard, était sous un faux nom. Sa vrai identité M. Schmidt aurait trahi ses origines alsacienne ou lorraine et l'aurait contraint à rejoindre les rangs de l'armée allemande.
Bourgeois rejoindra la 5ème compagnie FUJP du groupement sud des maquis de l'Ain. Il aura une mort glorieuse le 31 août 1944 lors de l'engagement au Pont de Chazey quelques jours avant la libération de notre département.
Mais le 11 novembre approche et contre l'avis de Vichy qui interdit toute manifestation à cette date, nous voulons marquer notre reconnaissance aux valeureux combattants de 14-18.
Une course de vélo a lieu à Bourg ce jour là avec l'arrivée avenue de Rosière (Av. Maginot). Nous décidons d'assister à cette arrivée puis ensuite, sans cortège pour éviter l'intervention de la police de nous rendre au monument aux Morts, avant de rentrer à la Maison.
Mais le matin même du 11 novembre nous apprenons que la zone dite libre a disparu dans la nuit, que les armées allemandes ont envahi toute la zone sud et que les kommandanturs et leurs annexes seront installées partout.
N'ayant rien remarqué de nouveau à Bourg à ce moment, nous maintenons notre manifestation silencieuse.
Elle se déroule comme prévu, mais le rassemblement a si bien réussi que la police est informée et qu'elle accourt pour disperser les groupes.
Deux élèves de Lalande, Roger Page et Petit sont interpellés. Après passage au commissariat pour vérifier leurs identités ils sont relâchés.
Quelques jours plus tard le premier contingent de la Wehrmacht arrive à Bourg et occupe la caserne Aubry.
Mais cette présence permanente de l'occupant nazi n'arrête pas l’action des groupes de jeunes résistants. La formation clandestine continue pour former des jeunes soldats et même les bombes explosent dans certains commerces. C'est l' œuvre des premiers groupes francs dirigés directement par Paul Pioda et animés par des hommes extraordinaires tels que Michel Pesle, François Pignier et quelques autres -car s'ils ne sont pas très nombreux mais ils sont tous très actifs.

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* Noël 1942
Les fêtes de Noël et du Jour de l'an se passent dans la plus stricte simplicité. Toute la famille est réunie et le moral est meilleur car les nouvelles de Londres que l'on écoute chaque soir depuis fin 1940 nous apportent des informations pleines d'espoir: les Américains reprennent l'initiative dans le Pacifique face aux Japonais -Les Russes ont enfin stoppé l'avance des armées hitlériennes, isolées dans Stalingrad. Mais plus près de chez nous les Alliés ont débarqué depuis novembre dernier au Maroc et en Algérie. Les combats se rapprochent et avec eux l'espoir de la Libération prend corps.
En cette fin d'année les collabos, vichystes et autres soutiens du Maréchal se font moins voyants. Hitler mobilise de 15 à 65 ans... serait-ce le commencement de la fin?
Aussi, si les assiettes ne sont pas remplies de mets exceptionnels, le moral est meilleur et l'on attend, anxieux, chaque soir des nouvelles encore meilleures.

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* Identifier les collabos
À la rentrée de janvier la nouvelle direction FUJ de Lyon commence à se manifester. Elle confirme Marcel Thenon dans son rôle de chef départemental FUJ.
Pour ma part, et compte tenu de ma situation d'interne au lycée Lalande, je suis confirmé en tant qu' adjoint à Marcel Thenon, mais plus spécialement chargé d'un service de renseignement que je devrai mettre en place.
Il devient important de connaître les vrais collabos, ceux qui sont d'ores et déjà dangereux, ceux qui aident les SOL ou la police de vichy - mais aussi de repérer dans l'administration et plus spécialement dans la police ceux qui pourront nous aider demain.
L'identification des collaborateurs n’est pas toujours facile. Il y a bien sûr ceux qui, par fidélité au maréchal Pétain et plus particulièrement ceux qui ont fait Verdun avec lui, arborent fièrement la francisque au revers de leurs vestes. En général ils ne sont pas dangereux et très peu parmi eux sont capables de dénoncer.
Parmi les ouvriers je laisse le soin aux adultes de Libération de chercher, grâce aux syndicalistes qui nous ont rejoint dans la Résistance, parmi eux ceux qui ont opté pour la collaboration.
Dans le monde du commerce, les vitrines sont souvent le reflet de la pensée de l'exploitant. Quand on passe rue du Gouvernement la vitrine de Paul Pioda est sans équivoque possible: les peintures ou dessins exposés ridiculisent l'armée italienne, occupante de la zone sud de la France. D'autres vitrines, au contraire, affichent, en plus des produits de vente, des photos du Maréchal en grande tenue et même parfois placardent une des grandes idées de la "Révolution nationale" vue par Vichy. En plus les clients rapportent les conversations entendues lors des queues d'attente pour obtenir un produit encore en vente libre, voire dont les arrivages sont imprévus.
Mais tous les renseignements sont peu précis et hormis quelques cas comme la vitrine de Paul Pioda favorable à la Résistance ou notre professeur de français au lycée, M. Jolyon, qui annonce son engagement total pour le Maréchal, pour la grande majorité, nous sommes dans l'incapacité de les situer par rapport à nous. D'où la prudence que nous recommandons toujours et à tous les nôtres. Il faut donc trouver autre chose pour mieux connaître les milieux pétainistes. Qui sont-ils? Que disent-ils? Que veulent-ils ou que vont-ils faire? Autant de réponses à ces questions qui nous aideraient pour notre sécurité et notre développement.
C'est en janvier que parlant de la Résistance, chez mes parents boulevard de Brou avec le jeune Pollet élève de Carriat dans la même classe que mon plus jeune frère, il me déclare être intéressé pour participer à une action de recherche de renseignements.
Garçon très posé, sympathique, il habite aussi boulevard de Brou, près de l'église de Brou. Il est fils unique et ses parents habitent le quartier depuis fin 1940, date à laquelle ils se sont enfuis de Sarrebourg en Moselle, où M. Pollet père exploitait le garage Citroën. M. Pollet est originaire des Alpes (La Clusaz), et c'est Madame Pollet qui est de Sarrebourg.
De plus nos familles se sont rapprochées depuis 1941 avec des enfants dans la même classe - et des pensées analogues sur la situation présente.
Ainsi Roger Pollet a rejoint les FUJ avec d'autres élèves de Carriat en octobre 1942. Mais respectueux au plus près des consignes données il accomplit ses missions scrupuleusement, sans bruit et surtout sans bavardage. Face à des inconnus il écoute mais ne dit rien. Il n’est pas distant mais toujours très prudent, pour lui comme pour les autres.
Et c'est sûrement ce qui m'incite à évoquer avec lui ce problème de recueillir des renseignements sur "les collabos de Bourg". Il écoute sans dire mot, puis calmement me déclare être intéressé par cette mission. Il a déjà pensé à cela mais a peur d'apparaître aux yeux des autres comme étant lui-même un collaborateur de Vichy. Donc pas question d'approcher le SOL, trop voyant par son uniforme à porter en ville. Il pense alors au parti de Doriot, le PPF (Parti populaire français), qui vient d'ouvrir un bureau boulevard de Brou face à l'école des filles, à la place d'un syndicat dissout par Vichy.
Je le charge donc de cette mission spéciale, entrer au PPF, assister aux réunions et actions s'il y a lieu et m'en tenir informé. Finie sa participation à sa sizaine à Carriat. Il a une action plus permanente qui devrait croître avec le temps, de se faire connaître et apprécier. Mais d'entrée il me donne les noms de tous les bourgeois bressans qui, le soir, très discrètement, viennent échanger leurs idées sur le présent, mais aussi commentent les actions en cours, souvent avec l'appui de la police. Je connais ainsi les services de garde qui se mettent en place et dont bénéficient immédiatement nos amis des GF, poseurs de bombes le soir, sur les devantures des collabos. D'autres renseignements, plus généraux, sont transmis à Lyon, à l'échelon supérieur.
À partir de mars ce service est au point, il faudra sûrement le développer dans d'autres secteurs, avec d'autres amis.

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 * Mise en place du STO
Février a bousculé bien des projets de la Résistance. Jusqu'à cette date seuls quelques camarades recherchés par la police de Vichy, par la police allemande ou la Gestapo doivent être impérativement pris en charge par nos mouvements de Résistance. Dans l'urgence on les envoie dans une ferme amie, isolée, souvent en montagne où pour leur nourriture ils travaillent dans les bois en attendant de rejoindre nos mouvements sous une autre identité, une autre région, pour une nouvelle mission.
À Bourg-en-Bresse, seuls quelques amis ont connu ce parcours.
Mais en février la loi sur le STO (Service du Travail Obligatoire) va modifier considérablement la situation.
Avant cette loi, le gouvernement de Vichy, à la demande de l'occupant, a lancé plusieurs opérations pour récupérer des jeunes qui iront travailler en Allemagne:
- la Relève - qui doit permettre à des PG français de rentrer chez eux: un échec.
- Les travailleurs volontaires pour l'Allemagne auront des avantages importants en salaires, congés, etc... Autre échec
- Enfin, sans se cacher, on demande à des jeunes de rejoindre les armées allemandes pour se battre contre les soviets de Russie - la LVF -La Légion des volontaires français contre le bolchevisme. Un autre échec - seuls quelques étrangers en situation irrégulière, rejoindront la LVF.
Devant la demande allemande il faut faire vite et bien.
- Le service militaire, supprimé puisque nous n'avons plus d'armée, remplacé par les Chantiers de jeunesse se transforme en un Service obligatoire pour toute une classe d'âge - avec appel par trimestres, suivant les besoins.
- Ce service se fera au travail, c'est à dire en étant affecté à une usine ou entreprise.
- Enfin il se déroulera en France ou en Allemagne: en France où des entreprises allemandes et même françaises travaillent pour l'armement de l'armée allemande ou pour dresser des fortifications face à l'Angleterre (ex: le Mur de l'Atlantique). Mais l'essentiel doit aller en Allemagne dans les usines d'armement pour remplacer les Allemands appelés en grand nombre sur le front soviétique.
Cette fois fini le volontariat, il y a appel par convocation et le refus impose un lieu d'accueil possible pour l'appelé et des risques pour sa famille, soupçonnée d'intelligence avec les ennemis du troisième Reich.
À ce moment dans l'Ain, rien d'organisé pour accueillir les résistants ou ceux qui le deviennent. On les envoie en Haute-Savoie, aux Glières où une filière partant de Bourg (chez Pioda) les accompagne jusqu'au Maquis. Il est donc important et urgent de créer dans l'Ain des points d'accueils pour les jeunes qui seront réfractaires au STO. C'est le travail de nos camarades de la partie Est de notre département.
À la même époque, est mise en place la garde des voies ferrées: devant le nombre d'attentats dont sont victimes les trains de l'armée allemande circulant en France, transportant des troupes, de l'armement, mais aussi du ravitaillement prélevé dans nos régions agricoles au détriment de la population française qui meurt de faim, l'occupant impose, par l'intermédiaire des autorités locales, la garde des voies, surtout la nuit. Par équipes de trois nous avons la surveillance de 1 km de voies pendant une nuit complète. Les jeunes de 18 ans sont associés aux adultes pour cette garde, contrôlée par les Allemands. Par deux fois, je suis appelé à cette garde des voies, une fois un peu après le dépôt SNCF sur la voie Bourg - Ambérieu et la seconde fois sur cette même voie à hauteur du Pont de Saix (Rocade de Bourg à Lent) dans la forêt de Seillon.
Deux fois où je rencontre des gens de Bourg, sympathiques, aucunement anxieux sur leur mission, mais qui au contraire, ont apporté de quoi passer une nuit la moins désagréable possible. Une seule rencontre avec la patrouille allemande, la seconde fois, et par chance nous venons d'abandonner notre abri nocturne pour aller à la rencontre de l'équipe suivante dans l'ordre de placement.
Mais pour tous le STO qui se met en place est source d'interrogation, surtout dans notre milieu jeunes où certains des nôtres sont déjà concernés et les autres le seront bientôt.
L'esprit de Résistance se durcit - même ceux qui n'appartiennent pas à un mouvement réagissent, surtout hors du lycée où beaucoup ont 19 ou 20 ans. Le besoin d'agir se fait jour, on veut montrer que la Résistance n’est pas un vain mot, mais aussi une action.
À Lalande, une nuit, les portraits du maréchal Pétain qui président les cours dans toutes les salles de classes du lycée sont remplacés par les portraits du général de Gaulle. À la reprise des cours du matin à 8 heures, réactions des élèves souvent favorables, réserve de beaucoup de professeurs, mais affolement du proviseur qui court partout, se demandant ce qui va lui arriver.
C'est aussi à cette époque de début du printemps 1943 qu'un jour, à midi, l'ensemble des internes, suivant l'exemple de quelques uns, refuse les plats qui sont présentés. Ce jour là, non seulement comme tous les jours il y a l'absence de quantité, mais la qualité apparente fait plus penser à un détritus qu'à un plat de restauration. Après un chahut général c'est le silence total, l'attente puis l'arrivée du proviseur, un discours embarrassé tentant d'expliquer la situation, une demande de manger ce qui est présenté et un silence total qui continue jusqu'à la sortie... sans manger.
Début mars Marcel Thenon m'informe qu'il doit rencontrer un jeudi, un responsable national FUJ. Quelques jours plus tard c'est Bailly (Henri Guerchon) qui arrive par le train du matin à Bourg où Thenon l'attend. Ensemble ils prennent le train pour Nantua et avec un camarade de Nantua ils montent "au Mont" sommet qui domine Nantua, dont les accès sont difficiles : c'est la préparation de l'accueil des réfractaires qui s'organise.
Mi-mars les premières convocations de départ pour l'Allemagne arrivent. C'est l'affolement dans les foyers concernés.
C'est un départ vers l'inconnu. Ne pas répondre, se soustraire, mais pour aller où? avec quelles sanctions pour la famille qui reste? Autant d'inconnus qui obligent les gens à partir.
Face à cela la Résistance s'active: il faut des lieux d'accueil, mais aussi des cadres pour recevoir les jeunes et les former à leur nouvelle vie. Cela suppose également de pouvoir les nourrir, les habiller et ensuite les armer.
Le 22 mars a lieu le premier départ de la gare de Bourg. La Résistance est là pour manifester son désaveu d'une telle mesure. C'est une présence visible par groupes, certains occupent même la voie ferrée devant la locomotive pour retarder le départ. Les jeunes convoqués arrivent, souvent accompagnés par leur famille. L'appel met en évidence quelques absences. Petit à petit les wagons se remplissent. L'heure du départ est dépassée, mais le train est toujours là. La police locale fait dégager les abords du train... mais il attend toujours. Quelques jeunes en profitent pour descendre de leur wagon et courent se fondre dans la foule.
La police intervient plus durement, arrête quelques manifestants et finalement le train s'ébranle, emportant vers l'Allemagne son premier convoi de jeunes de notre région.
Ce départ va beaucoup marquer la population burgienne, même celle non directement concernée. De nombreux jeunes de Bourg rejoignent nos rangs alors que ceux déjà engagés dans la Résistance deviennent plus exigeants: ils veulent agir.

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* Actions lycéennes
Au lycée Lalande, on perçoit cette volonté qui se traduit souvent par des initiatives personnelles reprises par des groupes ou des classes: ce sont nos allers et retours pour aller en gymnastique du lycée au stade Louis Parent, sous la direction de notre prof de gym Marcel Cochet au cours desquels, en plein centre ville, nous chantons à pleins poumons : "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine". Les passants écoutent, surpris... mais si certains ont le sourire d'autres font semblant de ne pas entendre et s'éloignent rapidement par peur.
C'est aussi cette séance d'éducation physique qui se déroule un matin au gymnase du lycée Lalande et sur ce que l'on appelle "la pelouse". Notre classe est sur l'anneau de la piste de course à pied quand nous arrive le chant d'une troupe allemande de la Wehrmacht, sans doute ceux qui occupent la caserne Aubry et qui vont à pied à une séance de tir aux Vennes, descendant la rue Paul Bert, passant Place Perrier Labalme, boulevard Victor Hugo et enfin la rue du Stand.
La clôture du lycée, à cette époque, est constituée depuis le petit lycée jusqu'au mur du parc de la Préfecture par un mur de pierres de 4 ou 5 mètres de haut sans ouvertures. Nous entendons donc le chant sans pour autant apprécier l'effectif qui défile. La reprise du refrain "Heili... Heilo!... Ah! Ah! Ah!" semble une vraie provocation et lorsque la troupe est face à nous, juste de l'autre côté du mur, place Perrier Labalme, l'un des nôtres se saisit d'une pierre et la passe par dessus le mur en direction des soldats. Immédiatement plusieurs autres élèves qui sont là font la même chose.
Immédiatement le chant s'arrête, on entend courir le détachement. Quelques minutes après le lycée est encerclé, nous sommes rassemblés dans le gymnase, escortés de soldats allemands, ceux qui ont vu arriver les pierres dans leur direction. Proviseur, censeur et tout ce que le lycée compte comme autorités sont là. Qui a lancé des pierres? Silence.
Qui a vu un camarade lancer des pierres? Silence. Midi arrive... nous en sommes toujours au même point. Même la menace n'apporte rien. Par contre la nouvelle s'est répandue en ville et les appels téléphoniques affluent au lycée. Que se passe-t-il? Le proviseur ne connaît plus de limites. Il menace à son tour... sans plus de résultats.
Entre midi et deux heures j'apprends que la Préfecture s'agite... mais chose plus intéressante, qu'un haut fonctionnaire alsacien ou lorrain va intervenir auprès des responsables militaires allemands. Finalement en début d'après-midi les soldats de la Wehrmacht quittent le gymnase et évacuent le lycée. L'alerte a été chaude mais l'un des nôtres s'est dénoncé comme étant le "lanceur" de pierres. C'est lui qui finalement a dénoué la situation. Arrêté par les autorités du lycée, il est envoyé devant le conseil de discipline. Il sera exclu définitivement du lycée. Un geste Ô combien symbolique, certes, mais qui aurait pu connaître une fin plus tragique.
À la même époque, février ou mars 43, se situe un après-midi théâtral qui aurait pu mal tourner. Nous sommes dimanche. Sur la place Carriat, tout à côté de l'école est implanté depuis la débâcle le "Théâtre Pataud". C'est un théâtre ambulant qui se déplace avec son matériel et ses interprètes. Les matinées ou soirées sont l'occasion d'assister à la représentation d'opérettes. Mais depuis 1941, plus d'essence, donc plus de déplacements mais toujours des représentations. Au lycée Lalande, notre ami Jean Marinet, dont le père était responsable de la Résistance du secteur de Bellegarde et des premiers groupes de Maquis, avait souhaité avoir une mitraillette STEN.
Grâce aux premiers parachutages, nous en avions reçu quelques unes et je lui avais promis de lui en remettre une en pièces détachées, dans un paquet qu'il pourrait ensuite remonter à Bellegarde.
Nous avions fixé comme lieu d'échange "Le Théâtre Pataud" lors d'une représentation d'un dimanche après-midi. La séance commençait. Nous étions côte à côte lorsque vint s'installer à côté de nous un soldat allemand en uniforme et qui comprenait le français.
Le paquet entre nous devenait encombrant. Aussi, pour vérifier les intentions de ce soldat, nous lui avons demandé à l'entracte de bien vouloir faire attention à notre paquet afin que l'on ne nous le prenne pas.
Je dois dire qu'à la fin de l'entracte, nous n'étions pas très rassurés en arrivant à nos places. Mais dans un excellent français, le soldat nous dit "votre paquet n'a pas bougé, j'ai bien veillé dessus".
Un peu soulagés, nous avons attendu la fin de la représentation mais je dois dire que nous n'avons pas moisi, emportant notre bien précieux qui a rejoint Bellegarde sans encombre.
Mais le STO et ses conséquences inquiètent beaucoup de monde. À Bourg se créent rapidement de nouveaux groupes de jeunes qui ont quitté l'école pour entrer en apprentissage. Notre groupe FUJ le plus ancien se transforme, au fur et à mesure que son instruction avance, en groupes francs. Mais subitement on sent qu'elle veut agir. Dans ce groupe il y a Georges Pobel, Louis Bollon, Georges Chambard, Antoine et Roy originaire du Doubs. Cette sizaine est animée par Marcel Thenon qui la réunit chaque semaine dans la chambre qu'occupe Antoine, Rue Charles Robin. Parmi eux hormis Bollon et Roy travaillent à l'Inspection du travail chargé du recensement et de la convocation des jeunes pour le STO. Un soir ils annoncent que toutes les fiches concernant le STO dans notre département sont centralisées à Bourg, au siège, rue des Casernes dans l'immeuble occupé jusqu'en 1940 par l'École normale des filles, dissoute à ce moment.
Pour la préparation du coup de main, Marcel Thenon me demande de participer à la réunion, il me présente comme "Christian", du lycée Lalande comme lui. Roy et Bollon font le plan indiquant avec précision le bureau et dans celui-ci le lieu exact où sont déposés les fichiers. Le bureau est au rez-de-chaussée rue Saint-Antoine, une rue très étroite qui relie par un raccourci la rue des Casernes à la rue Lalande.
C'est un endroit très calme, l'étroitesse du chemin ne permettant pas le passage de gros gabarit - de plus il tourne donc difficile à surveiller de loin - enfin le rez-de-chaussée facilite l' accès.
La mise au point se fait rapidement:
- Roy et Bollon oublient, le jour indiqué, de fermer la fenêtre... elle n'est que poussée.
- Toute la sizaine sauf Marcel Thenon participe à l'action, certains à pied, sur place, d'autres à bicyclette avec une remorque à vélo pour emmener le fichier, avant de le détruire.
À la réunion suivante, une date est arrêtée, l'opération devant se dérouler la nuit venue. J'apprends par Marcel Thenon que l'opération prévue n'a pas eu lieu, et que la police informée de la date et l'heure était en embuscade. Le donneur ne peut être qu'Antoine qui, ayant eu quelques ennuis avec la police a conservé des liens avec l'inspecteur Bichat. Il est donc indispensable de l'éliminer de la sizaine sans informer qui que ce soit et de modifier le programme prévu. L'opération a lieu le 21 mai 1943 entre midi et treize heures. Marcel Thenon est heureux de m'annoncer la totale réussite de l'expédition et la destruction totale du fichier chez Pobel dont les parents exploitent une ferme chemin des Dîmes. L'affaire fait grand bruit en ville. La lutte est ouverte contre le STO. Malheureusement si Antoine n'a pas pu donner la date et l'heure précise de la destruction du fichier il connaît les noms des membres de la sizaine qui sont tous de ses camarades de Bourg.
Le jour même Roy et Bollon sont arrêtés à leur travail, l'après-midi.
Le lendemain, 22 mai, Pobel et Chambard sont arrêtés. Enfin le 23 mai Thenon est arrêté. Antoine a donné tous les noms de ceux qu'il connaît... peut-être sous la contrainte. Il a même donné le nom de "Christian", élève de Lalande. Pendant 3 jours la police attend aux entrées et sorties de Lalande accompagnée d'Antoine (je ne l'ai appris qu'à mon retour). Au bout de trois jours elle est persuadée que le nom et l'établissement sont faux. C'est ma qualité d'interne qui m'a protégé cette fois d'une arrestation certaine... malheureusement pas pour longtemps.

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6. Juin - octobre 1943: arrêté ...


* Arrestations
L'arrestation de Marcel Thenon est connue immédiatement par les instances supérieures des FUJ à Lyon. Immédiatement on m'annonce que je termine l'année scolaire, que je remplace Marcel Thenon à la tête des FUJ dans l'Ain, mais qu'après le baccalauréat je quitterai Bourg pour Périgueux ou sa région, le responsable FUJ du secteur venant d'être arrêté lui aussi. Je choisis un faux nom: Christian.... de Gourbe. Pourquoi de Gourbe? C'est tout simplement le nom de Bourg prisàl'envers. Je dois recevoir sous peu ma nouvelle carte d'identité avec ce faux nom.
L'arrestation de Thenon et de toute la sizaine auteur du coup de main sur le fichier STO est un coup dur pour tous. Quelques jours plus tard on apprend également que Paul Pioda est l'objet d'une mesure préventive d'internement. Juin est arrivé, il faut quand même faire quelques révisions. Mais l'année scolaire se termine mal dans nos esprits... Que sera demain... Les vacances... La prochaine rentrée?
Pour ma part j'essaye d'envisager ce que sera dans quelques jours... trois semaines au plus... ma  vie dans le Périgord que je ne connais pas.
Mais souvent l'histoire s'impose à nous sans que l'on puisse la prévoir.
Les épreuves du baccalauréat sont fixées les 16 et 17 juin.
Le 10 juin, mon cousin germain Pierre Donnat qui habite rue de la République avec sa mère, ma tante, et dont le père est mort des suites de ses blessures de la guerre 1914-18 - reçoit sa convocation pour le STO avec ses camarades de la classe 40.
Sa décision est prise depuis longtemps: appartenant à la Résistance, à la convocation, il rejoindra le Maquis des Glières en Haute-Savoie, seul maquis connu à ce moment chez nous, mais pour le rejoindre il faut attendre le mot de passe et l'occasion de rejoindre Thônes, très souvent un marchand de bestiaux qui convoie dans une bétaillère les bêtes achetées à la foire de Bourg, le mercredi matin.
En attendant il ne peut rester chez sa mère où il sera recherché. Mes parents l'accueillent immédiatement dans une chambre indépendante où logeait précédemment mon frère aîné, évadé d'Allemagne, et qui a dû changer de domicile lui aussi pour sa propre sécurité.
Nous sommes le 17 juin 1943, il a fait beau, chaud, les épreuves du baccalauréat se sont terminées dans l'après-midi. Le soir, comme il se doit, nous nous retrouvons un certain nombre d'élèves du lycée Lalande et pour marquer la fin des épreuves aussi bien que le début des vacances, nous décidons d'aller au cinéma. Le rendez-vous est donc pris à 20 heures à l'Eden Cinéma, avenue d'Alsace Lorraine.
Mais ce même soir et en dehors de nos préoccupations scolaires, il a été décidé qu'un certain nombre de magasins de collaborateurs de notre ville seraient plastiqués, ce qui est une des façons pour la Résistance de montrer qu'elle existe et d'autre part de signaler les magasins pétainistes, ou qui collaborent avec l'occupant.
À ma connaissance ce soir là, trois magasins doivent être plastiqués. Les explosions devraient se produire entre 0 h et 1 h du matin, les charges étant déposées aux environs de 23 heures.
Après la séance à l'Eden, en haut de l'avenue d'Alsace Lorraine, en compagnie de quelques camarades du lycée Lalande qui sont aussi des camarades de Résistance, nous descendons l'avenue et passant la sortie, vers 23 h 30 devant la vitrine d'un magasin de vêtements - dont le propriétaire je l'apprendrai deux ans plus tard était pétainiste lorsqu'il parlait mais approvisionnait également le maquis en vêtements - j'ai quelques craintes car je sais que d'une minute à l'autre une charge qui a été déposée doit exploser.
Même réflexe en passant devant une épicerie en bas de l'avenue d'Alsace Lorraine, rue Gambetta qui a disparu depuis, de même qu'en bas du boulevard de Brou lorsque nous passons en face du siège de la L.V.F (Légion des volontaires français).
Après un parcours sans incident, nous arrivons près de l'habitation de mes parents boulevard de Brou, face à l'Hôtel Dieu et avec un de mes amis nous parlons des vacances, des jours qui viennent, des problèmes et puis de nos prochains rendez-vous de la Résistance. Nous sommes à 50 mètres de l'habitation de mes parents, devant un café qui je le sais, est tenu par un Résistant, lequel café jouxte un magasin de bonneterie tenu par un commerçant que je connais bien, sans aucun doute un bon commerçant honnête, mais qui quelquefois a pu, en paroles, marquer certaines reconnaissances vis à vis du Maréchal. Toujours est-il qu'après avoir discuté un petit quart d'heure devant ces établissements, nous nous séparons; mon ami partant en direction du boulevard Victor Hugo et moi rentrant chez mes parents au 92 boulevard de Brou.
À peine rentré chez moi et avant que j'ai eu le temps de me déshabiller pour aller me coucher, une explosion ébranle le quartier. Immédiatement, je ressors et sans aucun doute je me trouve le premier sur les lieux, car la bonneterie vient d'exploser. Et ce soir là, si j'ai pu exprimer ma surprise publiquement, je n'ai dit à personne qu'il s'en était fallu de quelques minutes pour que je puisse être la victime de cette explosion.
Quant à mon camarade de lycée, je ne le reverrai qu'un peu plus de deux ans après pour reparler de ce qui aurait pu être notre mésaventure, car le lendemain matin, j'étais arrêté pour être déporté mais pour des motifs qui n'avaient rien à voir avec ce qui s'était passé le 17 au soir.
À la veille des vacances scolaires d'été 1943 les effectifs FUJ dans le département, avec quelques ramifications dans le Jura, se montent aux environs de 400 membres dont plus de 100 au lycée Lalande.
Jean Marinet (Jeanjean), Roger Bouvet (Biscuit), Henri Niogret (Gap) et Gilbert Guilland (Luy) sont responsables de trentaines à Lalande. Mais sur Bourg même d'autres groupes se sont créés sous forme de trentaines avec René Barnez, René Hyvert (Printemps), Jean Couard (Pat), René Pratini (Jo) et les frères Laprade - d'autres sous forme de groupes francs pour participer à l'action immédiatement comme Marcel Nallet (la Pomme) - Paul Baillet (Poney) et ce qui reste du GF Gabriel Pobel (celui qui a réussi le coup de main sur les fichiers de départ du STO).
Enfin d'autres trentaines fonctionnent dans le département à Belley, Nantua, St-Trivier-de-Courtes (avec René Pellet), Peronnas.
Les effectifs sont là.... Il faudra dans les mois qui viennent leur donner l'activité qu'ils demandent, mettre en place des accueils pour les réfractaires au STO, trouver et transporter la nourriture des premiers maquis, assumer les parachutages qui nous incombent, bref, commencer la libération de notre pays. Une œuvre exceptionnelle, grandiose où chacun doit trouver sa place.
Le vendredi 18 juin au matin, après cette soirée mouvementée je descends en villeàpied pour rencontrer quelques camarades, avant la dispersion des vacances.
J'apprends d'abord que la police serait intervenue le matin même à l'EPS Carriat, mais personne ne peut me dire pourquoi et quelle suite il y a eu. Peu après on m'annonce que la police spéciale de Vichy, venant de Lyon, serait à Bourg. Enfin vers 11heures30, juste avant de rentrer pour déjeuner,je croise par hasard Marcel Cochet, notre prof d'EPS, rue du Gouvernement. Il me confirme la venue ou l'arrivée imminente de la police spéciale de Vichy et me demande d'aller voir si dans la cour et près de la montée de son appartement, rue Edgar Quinet, il n'y a rien d'anormal.
C'est à deux pas... rien d'anormal, il peut rentrer chez lui.
Pour ma part, je remonte la rue de la République, un petit morceau du boulevard Victor Hugo et, en arrivant boulevard de Brou, avant d'aller en direction de la maison familiale face à l'Hôtel Dieu, j'examine les environs.
Il est environ 12h15 et rarement le boulevard de Brou a été aussi vide que ce matin. Rien qui marque une quelconque modification à la vie paisible de ce quartier... sauf quand saute un magasin.
La bonneterie Sermet est barricadée, sans vie. Arrivé au 92, j'entre comme d'habitude, la pièce d'entrée servant aussi de magasin sans vitrine n'étant fermée à clé que la nuit. À peine entré, tout se précipite, la police tient en joug mes parents, mon jeune frère et ma sœur. On attendait mon retour. Il est 12h30... je suis arrêté... menotté et on attend la traction qui est planquée rue Barra, face à la chapelle de l'Hôtel Dieu. Et parmi eux l'inspecteur Guillermin qui a déjà participé à l'arrestation de la sizaine Roy.
Descendu au commissariat de police qui siège place de l'Hôtel de ville en dessous de la salle du conseil municipal, on enregistre mon arrivée et sans aucun ménagement on m'enferme dans ce qui tient lieu de cellule. Les inspecteurs, mission accomplie et partant déjeuner, prennent même soin de dire au service de garde: "S'il bouge vous l'abattez !".
Pour moi, pas de déjeuner, mais je n'avais vraiment pas faim. Une seule question me revenait sans cesse: qui m'avait dénoncé?
En réfléchissant, je pense que c'est la suite des arrestations de Thenon, Roy, etc... mais pourquoi aujourd'hui? De plus que me reproche-t-on? Jusque là tout le monde a été muet.

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* Interrogatoires
Il est environ 13h30 quand les inspecteurs reviennent, mais accompagnés de Marcel Cochet qu'ils viennent d'arrêter. Nous sommes ensemble dans la cellule du commissariat où Marcel Cochet est bien connu - ayant travaillé quelques temps à la Mairie, à l'État civil avec M. Grandpierre, et dont les bureaux sont tout à côté au premier étage. Comme pour moi, ils ne lui ont rien dit. Immédiatement nous mettons au point les réponses que nous ferons si nous sommes questionnés sur les rapports que nous avons avec Paul Pioda qui a été arrêté il y a une dizaine de jours et interné à Saint-Paul d'Eygeaux.
Avec Pioda: rencontre pour des livres de classes, puis échange de quelques journaux, si la question arrive avec quelques preuves dénonciatrices.
La suite n'est pas celle à laquelle je pensais.
À 14h30 on vient me chercher, seul, pour un premier interrogatoire, au commissariat.
Une question brutale: vous appartenez à la Résistance! Attention, toute mauvaise réponse peut vous coûter très cher pour la suite de vos études. Les deux inspecteurs de Bourg ne me paraissent pas très virulents, malgré des paroles fortes... peut-être pour l'entourage? Ayant répondu par la négative, l'un d'eux m'indique que le matin même ils ont interpellé à l'école Carriat le jeune Houppert, élève de cet établissement qui avait fait l'objet la veille au soir d'une interpellation pour circulation nocturne d'un mineur accompagné d'une jeune fille. Et ce matin, pour éviter que ses parents qui habitent Jasseron soient informés de l'incident il a proposé tout simplement aux policiers qu'en échange il était prêt à leur donner le nom d'un Résistant de Bourg.
Et c'est pour cela que je viens d'être arrêté, lui ayant remis à plusieurs reprises un numéro de Libération, de Combat, de Franc Tireur ou de Bir Hakeim.
Je suis surpris... à la fois sur les circonstances et sur les mobiles. Je pensais à bien d'autres choses plus ennuyeuses en conséquences.
Pour éviter toute enquête qui mettrait en cause d'autres élèves de Carriat je reconnais immédiatement que je connais bien Houppert, que je l'ai rencontré plusieurs fois, dont une fois chez ses parents à Jasseron et que sur sa demande je lui avais apporté, à l'occasion, un journal clandestin en lui demandant de le détruire après lecture, mais qu'en aucun cas il ne s'agissait de Résistance.
Ayant reconnu les faits, mon interrogatoire se termina... aucune allusion à Marcel Cochet ou au lycée Lalande.
À mon retour en cellule, c'est Marcel Cochet qui est interrogé.
À ce moment, seul dans ma cellule, je repense à mes contacts avec Houppert. C'est un garçon sympathique, dont la famille, originaire de Lorraine, a été rapatriée en Bresse. M. Houppert, employé dans les services fiscaux a été muté à Bourg, et la famille a fixé sa résidence à Jasseron. Il se dit très désireux de participer activement à la Résistance.
En avril ou mai 43, sur sa demande, je suis allé à Jasseron, à bicyclette, chez ses parents, pour parler avec lui de Résistance. Reçu par Mme Houppert, elle m'introduit dans la chambre de son fils. Il est là qui travaille… mais avant de parler de Résistance, on fait le tour de la chambre et surtout des photos qui ornent les murs, sa famille, sa jeunesse en Lorraine et subitement je suis accroché par une photo où il a été pris appartenant aux Jeunesses hitlériennes (Hitler Jugend). Il porte la tenue d'apparat et défile en chantant avec d'autres jeunes. Ne pouvant cacher ma surprise, il m'explique sans se démonter, que c'est bien lui, mais que la Lorraine étant devenue allemande il n'avait pas eu le choix et qu'il avait été enrôlé automatique dans les Jeunesses hitlériennes. C'était dit avec une telle sincérité qu'on pouvait le croire. Cependant, très marqué, on parle de tout sauf de Résistance. Cette rencontre sera aussi ma dernière rencontre avec Houppert mais cela, je ne pouvais l'imaginer à ce moment.
Je décide sur le champ de prévenir aussitôt que possible pour qu'il soit interdit dans les rangs de la Résistance.
Je n'apprendrai la suite que près de deux ans plus tard à mon retour de déportation voulant régler cette affaire avec lui: malgré les recommandations que j'ai pu faire sortir dès le 18 juin, demandant de le laisser tranquille mais de surveiller étroitement toutes ses activités, rien ne sera fait - quelques mois plus tard il entre même au PC du Colonel Romans Petit, chef des Maquis de l'Ain - pour l'attaque du PC de Romans à la Ferme de la Montagne par l'armée allemande il est en permission (heureuse coïncidence?).
En permission encore lors des attaques allemandes de juillet 1944 contre le maquis sur le Plateau d'Hauteville, il se fait prendre à son retour, suite à une réflexion incontrôlée sur le mot de passe. Interrogé il avoue son appartenance aux services de renseignements allemands. Condamné à mort, il est exécuté. Devant le peloton d'exécution, il fait le salut hitlérien, et crie "Heil Hitler". Aucune enquête n'a été faite par la suite pour connaître les dégâts qu'il a commis dans les rangs du Maquis et de la Résistance. Dommage!
Mais en cet après-midi du 18 juin 1943 mes pensées sont ailleurs. J'essaie de prévoir quelques questions qui me seront posées et surtout quelles réponses je pourrais faire et qui n'engagent que moi.
À son retour d'interrogatoire, Marcel Cochet se pose les mêmes questions.
Si pour moi c'est la Résistance à Carriat et seulement cela qui a été évoqué, pour Marcel Cochet, il doit préciser quels liens il a avec Paul Pioda - pourquoi faire - et avec quelles autres personnes.
Ensemble nous parlons de nos réponses. Nous constatons que nos arrestations ne sont pas liées: celle de Marcel Cochet fait suite à celle de Paul Pioda quelques jours avant et peut-être a-t-il été repéré se rendant dans sa boutique de la rue du Gouvernement.
Mon arrestation est la suite de l'intervention de la police spéciale à Carriat le matin même, laquelle était la suite de l'arrestation de Houppert, la veille au soir, et qui pour s'en sortir avait donné mon nom et l'existence d'un petit groupe de résistants à Carriat. Cependant pour ne pas se charger lui-même il a seulement déclaré que ce petit groupe dans lequel figure le nom de mon jeune frère René n'a pas d'activités résistantes mais seulement la lecture d'un journal clandestin que je lui passe.
Nos réflexions sont subitement interrompues à 18h30. On nous transfert à la préfecture au service des relations franco-allemandes. Ce sont des bureaux situés au fond et à gauche de la cour d'honneur.
Dès notre arrivée nous sommes séparés pour des interrogatoires distincts, mais aussi beaucoup plus musclés. Il est vraisemblable qu'on a attendu le départ du personnel de la préfecture pour pouvoir agir en toute liberté et sans que des oreilles bienveillantes entendent leurs hurlements, leurs coups et nos réactions. Dans le bureau où je suis, le personnel est français - une première question sur un ton doucereux mais la réponse n'étant pas très satisfaisante je reçois une gifle monumentale qui, la surprise aidant, me fait tomber. Aussitôt relevé j'essaie de présenter un profil bas, mais les trois hommes en face de moi me répugnent. Petit à petit j'arrive à déclarer ce que j'ai admis au commissariat: quelques journaux clandestins remis à Houppert qui les a fait lire à quelques camarades de son groupe.
Cependant pour activer et sans doute pour en savoir davantage l'un d'eux me fait mettre à genoux sur une règle carrée. Et l'on recommence depuis le début. Mais je me suis fixé sur une réponse et je m'y tiens malgré la douleur qui devient de plus en plus intenable. Bien sûr ils évoquent le lycée Lalande, mais là ma réponse est simple: je suis interne au lycée et ne sort que très peu, le dimanche pour aller chez mes parents donner mon linge sale et récupérer des vêtements propres. Finalement à vingt heures on redescend tous les deux au commissariat de police. Marcel Cochet a été sérieusement bastonné et il en porte encore les marques. Mes genoux, très enflés, me font encore souffrir, mais ils sont cachés sous mes pantalons de golf que je porte.
Un repas rapide est donné, puis chacun une couverture pour dormir sur les bas flancs qui existent. Cette pièce éclairée par une simple ampoule et aérée par un vasistas hors de notre portée donne sur la rue Bichat face à la bijouterie Decourcelles.
Nous sommes longs à nous endormir. Nous essayons d'imaginer la suite. Vers minuit un garde vient prendre de nos nouvelles et nous apprend que le magasin de M. Jaeger (épicerie, bar) boulevard de Brou, pas très loin de chez mes parents, vient de sauter. En nous, cette nouvelle nous réconforte, des copains continuent sans tenir compte des événements et des risques qui se précisent. Cela nous permet aussi de nous endormir.
Samedi 19 juin 1943
Nous sommes réveillés très tôt. Sept heures, le petit déjeuner... et commencement d'une longue attente... midi... déjeuner rapide... et toujours rien...
On attend encore l'après-midi... que va-t-on faire de nous? Finalement à 19 heures arrive la police judiciaire de Lyon - Nouvel interrogatoire - À vingt heures ils vont perquisitionner chez mes parents. Ils ne trouvent rien. Pouvait-il en être autrement? (trente six heures après mon arrestation). Il en est de même chez Marcel Cochet.

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* 20 juin – 8 octobre 1943: une attente interminable...
Dimanche 20 juin 1943
Le temps commence à nous peser d'attendre, de toujours attendre. Et c'est dimanche!
Mais à 10 heures contre toute attente la PJ est là au commissariat pour m'interroger de nouveau.
Je répète pour la énième fois ce que j'ai dit précédemment. À midi j'apprends que la PJ a demandé ma remise en liberté. En début d'après-midi on m'annonce que la Justice, consultée, a donné son accord.
Tous les espoirs sont permis... ce n'est plus qu'une question d'heures, mais ce soir je serai à la maison.
À dix huit heures, lorsqu'on vient me chercher je pense déjà à mon départ quand on m'annonce que le secrétaire général de la préfecture s'oppose à ma remise en liberté. Grosse déception...
Le secrétaire général du préfet est sans doute un collabo tout dévoué aux ordres du Maréchal, de la Milice et de l'occupant.
Lundi 21 juin 1943
J'attends avec impatience la suite. Où va-t-on m'envoyer?
À 11 heures je suis transféré au Palais de justice pour être présenté au Parquet. Devant le juge d'instruction, très aimable, je répète une nouvelle fois ma déposition. Il m'écoute sans dire mot.
Je reviens au commissariat à midi. Déjeuner rapide comme toujours.
À 15 heures nouveau transfert au Palais de justice. Je suis surpris... je ne comprends pas ces allées et venues. On m'entend une nouvelle fois et puis j'attends... j'attends plus d'une heure encadré par deux agents de ville.
À 16h45 je suis de nouveau introduit dans le cabinet du juge qui m'annonce que je suis remis en liberté... provisoirement en attendant le jugement.
Je suis surpris, content mais rien ne doit apparaître car il me répète une seconde fois sa décision.
Retour au commissariat où je récupère mes affaires (essentiellement de toilettes)... de dire deux mots à Marcel Cochet qui attend toujours sa sentence et je rentre chez mes parents.
Il est près de 19 heures. Mes parents sont heureusement surpris de ce dénouement. Aucun reproche ne m'est fait car ils sont au courant, au moins dans les grandes lignes, de mon activité au sein de la Résistance. Pour ma part je ne sais que penser de cette décision de la Justice à l'arraché. Ce soir il est trop tard pour envisager la visite de mon seul chef.
Effectivement le lendemain matin, mardi 22 juin je reçois un messager de Lyon qui m'informe que dans les 48 heures je recevrai une carte d'identité avec mon nom de guerre "Christian de Gourbe" - Gourbe étant Bourg dont on a inter-changé le B et le G - et que selon toute vraisemblance je devrai rejoindre Périgueux où le responsable départemental vient d'être arrêté. En attendant je dois impérativement faire comme si de rien n'était.
Midi, déjeuner en famille et l'après-midi je mets un peu d'ordre dans mes affaires scolaires, n'ayant pu le faire le lendemain du bac.
16h15 - un coup de sonnette. Deux inspecteurs de police sur ordre du Préfet viennent me notifier mon arrestation pour rejoindre le camp de St-Paul d'Eygeaux en Haute-Vienne.
En attendant le train, ils me déposent au commissariat où je retrouve Marcel Cochet qui a eu la même notification.
À 18 heures on apprend que notre départ est reporté... Alors recommence une nouvelle attente...
À 20 heures on nous annonce que cette mesure est ajournée. Une nouvelle nuit au commissariat de police mercredi 23 juin. L' attente et surtout les incertitudes commencent à nous peser, la garde a été renforcée. Le préfet et son chef de cabinet veulent manifestement notre arrestation pour l'exemple tant auprès des adultes qu'auprès des jeunes.
Mais nous allons attendre encore combien de temps? Pour aller ou? Combien de temps?
Les griefs reprochés tant à l'un qu'à l'autre sont trop faibles pour une action d'éclat de "l'autorité préfectorale".
Nous pensons à tout cela quand vers 15h30 on nous emmène devant le juge d' instruction.
À 16 heures, présentés au Parquet, on nous notifie notre arrestation. Pour ce qui me concerne le préfet a gagné contre la justice.
Du Palais, je rejoins avec Marcel Cochet la prison de Bourg sans ressortir dehors. Alors commencent les formalités d'écrou.
À noter que le gardien chef de l'établissement est Monsieur Franchi, dont d'un des fils, Martin, est élève au lycée Lalande en classe de terminale et lui aussi un membre très actif de notre réseau de Résistance.
Notre accueil à la prison est très correct. Il est vrai que nous n'appartenons pas au milieu de leurs clients habituels.
Après avoir abandonné au greffe de la prison tout ce que nous ne pouvons continuer d'avoir sur nous, papiers divers, couteaux, etc... on nous emmène dans ce qui sera dorénavant notre domicile.
Toutefois, pour ne pas nous mélanger aux "droits communs", on nous mène à 18 h 30 dans une chambre à part où il y a déjà.. . Marcel Thenon.
Pour nous, ce sont des retrouvailles. Je retrouve mon ami Marcel arrêté après la réussite du coup de main sur les fiches de départ du STO.
Marcel Cochet retrouve un de ses élèves en Éducation physique.
Le repas du soir nous est apporté peu après notre arrivée. Et ce sera tard le soir, après l'échange de nombreuses nouvelles que nous trouverons le sommeil.
Jeudi 24 juin
Nous sommes trois dans cette chambre - nous organisons notre vie - en dehors de tous les autres détenus : pas de travail, et sorties dans la cour seuls. Les autres sont la journée dans des ateliers où ils sont rassemblés et la nuit dans des cellules à 3 ou 4 détenus. Pour nous, nous restons toute la journée dans notre chambre sauf le temps de la promenade. Il est impératif de s'occuper. Immédiatement je demande à mes parents de me faire passer quelques livres de ma bibliothèque et que je n'ai pas encore lus. De plus, la bibliothèque de la "maison" nous prête des livres.
Le vendredi 25 est identique à la veille. Mais déjà certains gardiens sont plus proches de nous. Ils ne disent rien mais on le sent. Alors nous leur demandons des nouvelles... de la guerre qui continue ou de Bourg qui souffre de plus en plus des restrictions, des exactions de la milice et de la présence des Allemands.
Samedi 26 juin, des bruits nous parviennent annonçant une nouvelle intervention de la PJ de Lyon à Bourg.
Vers 16 heures, Thenon descend à l'infirmerie avec son paquetage. Pourquoi? À 19 heures arrivent dans notre chambre trois nouveaux pensionnaires:
Pignier André - fils de François patron d'une entreprise de couverture - famille très impliquée dans la Résistance avec Pioda.
M. Groby André - patron d'une entreprise de serrurerie (marie et père d'une fille) - rue du Point du Jour.
Et M. Chiamberti père - patron d'une entreprise de garnissage automobile rue Littré.
Mais à peine sont-ils installés que Thenon remonte et ordre m'est donné de descendre à l'infirmerie avec toutes mes affaires.
J'y trouve l'infirmier - Berniquet - ou tout au moins celui qui fait fonction d'infirmier. Il n'appartient pas aux arrêtés pour faits de Résistance mais me paraît ne pas appartenir non plus aux habitués de la Maison.
Il me donne ma chambre, tout à côté de l'infirmerie laquelle est vide en ce moment. Je dois en principe l'aider lors de la visite médicale du Docteur Léger, médecin de la prison mais aussi jeune médecin que je connais un petit peu car il est également le médecin permanent à l'Hôtel Dieu - l'hôpital de Bourg situé en face du domicile de mes parents boulevard de Brou.
Après un repas rapide, la soirée me semble longue seul, éloigné de mes camarades, et n'ayant rien à échanger avec Berniquet sauf quelques anecdotes sur le fonctionnement de cette maison.
Dimanche 27 juin
Je me pose toujours la question: pourquoi suis-je ici à la place de Marcel Thenon? On a sans doute voulu nous séparer, par ordre de qui? et dans quel but? En savoir plus sur nos relations? Jamais nous ne serons interrogés là dessus, soit individuellement, soit lors d'une confrontation. De plus il n'y a pas de problème de place dans la chambre... je n'aurai jamais l'explication.
En attendant j'essaie de m'occuper et l'arrivée à l'infirmerie d'un détenu fraîchement emprisonné, "Popovic", d'origine russe, m'occupe un peu. Il faut essayer de le comprendre et surtout l'éloigner de la mini-pharmacie de l'infirmerie car il manifeste un goût très marqué pour l'alcool à 90° - non pour des plaies mais pour le boire.
L'après-midi nous avons la visite d'un gardien, je lui rends compte de mes observations sur le "malade" de l'infirmerie. Il écoute, distrait, et il me demande de le suivre. Nous quittons l'infirmerie et montons à la chambre de Marcel Cochet, Marcel Thenon et André Groby (M. Chiamberti a été libéré la veille au soir). Ainsi je peux passer toute l'après-midi avec mes amis et je ne rejoins l'infirmerie que le soir pour la soupe. Cette après-midi m'a redonné du tonus et la nuit se passe mieux.
Première lettre de Jean Marinet non datée.
Lundi 28 juin 1943
La journée est marquée par un grand branle-bas. Une arrivée de six nouveaux pensionnaires. C'est exceptionnel dans un tel établissement où les "admissions" sont presque toujours individuelles pour les incarcérés de droit commun.
Cet "arrivage" est le fruit des arrestations opérées par la PJ de Lyon toujours en enquête sur Bourg.
Ainsi arrivent à la prison de Bourg :
- Zurcher Gaston? - un adulte que je ne connais pas
- Desmaris Roger de Bourg qui appartient à un groupe franc de même que Venet Robert et Gayot Boby.
- Arrivent également Chiamberti André (dont le père avait été arrêté par erreur à la place de son fils) et Falconnier Jean employé comme apprenti ferrailleur chez M. Groby et chez lequel on a trouvé des tracts dans son vestiaire. Tous sont affectés dans les pièces du haut affectées à ce que l'on appelle les "détenus politiques".
Mardi 29 juin 1943
Rien à signaler, le train-train continue. Je ne pense même pas que j'ai 19 ans ce jour là. Mais d' autres y ont pensé car j e reçois ce même jour une carte de bon anniversaire. Elle est anonyme... je pense qu'elle émane des filles de ma promo qui sont au lycée Quinet et qui connaissent ma date de naissance. Mais peut-être que je me trompe?
Mercredi 30 juin 1943
J'apprends le soir que Marcel Thenon a quitté la prison de Bourg pour celle de Lyon Saint-Paul.
Jeudi 1er juillet 1943
Dès le matin on vient me chercher pour rejoindre la chambre du haut où je retrouve Pignier, Zurcher, Venet et Desmaris. La journée passe vite car nous avons beaucoup de choses à nous dire. Ils m'apportent des nouvelles des copains qui sont toujours dehors - mais surtout des informations sur cette dernière semaine à Bourg et dans les environs : les actions de la Résistance, mais aussi celles de la Milice - autant d'informations que nous n'avons jamais.
Vendredi 2 juillet 1943
Rien à signaler. J'en profite pour mettre à jour ma fiche où j'inscris les faits marquants de la journée. Je lis aussi des livres que mes parents ont pu me faire passer dans un colis.
Lettre de Henri Pêcheur, élève non normalien de ma classe - d'Oyonnax - mais aussi membre des FUJ.
Samedi 3 juillet 1943
La journée semble se dérouler normalement quand à 15 h 20 arrivent six nouveaux pensionnaires :
- Georges Hartz, un camarade de classe à l'école primaire,
- René Barnez un copain de Carriat il y a deux ans,
- Roger Perret que je connais bien,
- Claude Perrin lui aussi un voisin ami depuis la maternelle,
- enfin Gauthier, pour moi un suspect lorsque Thenon a été arrêté
- et Riss, un inconnu.
Cinq sur six sont aux FUJ dans la Résistance et Gauthier, consciemment ou inconsciemment n'est-il pas à l'origine de leurs arrestations. Personne n'est plus là pour le dire.
Mais cet arrivage de six nouveaux détenus pose un problème de logements. Il faut loger 16 détenus qu'on ne peut mélanger aux "droits communs".
Immédiatement deux pièces du haut qui communiquent sont équipées pour recevoir ces 16 personnes.
Huit dans chaque pièce - huit lits alignés têtes aux murs avec un passage minimum entre deux lits. Dans un angle, près de la fenêtre très haute qui donne dans la cour de la prison, un WC, un simple trou, muni d'une chasse d'eau et séparé des lits de la chambre par un muret d'un mètre de hauteur. Au mur un robinet d'eau. Ainsi, tout le monde participe à tout de chacun. C'est l'hygiène qu'on nous impose... Et en allant dans l'autre chambre on bénéficie aussi de tout ce que font nos voisins et amis.
Enfin l'affectation est faite par l'administration dans l'une des chambres : Marcel Cochet, André Groby, Paul Pioda, Gauthier, Roger Perret, Claude Perrin, Georges Hartz et Riss.
Pour l' autre:
René Barnez, André Chiamberti, Roger Desmaris, Robert Venet, Zurcher, André Pignier, Paul Morin et Jean Falconnier.
Le fait d'être tous ensemble nous fait oublier les très mauvaises conditions dans lesquelles nous sommes contraints de vivre.
Pour le lecteur, aujourd'hui, que sont devenus ces 16 "terroristes" comme les baptisaient la presse et la radio de l'époque:
- Riss a disparu par la suite
- de même que Gauthier. Barnez, Hartz, Perrin, Desmaris et Zurcher réussiront à s'évader de la prison
- blessés plus ou moins grièvement ils rejoindront le maquis et participeront à la libération du département de l'Ain.
- Cochet, Groby, Pioda, Perret, Chiamberti, Pigner, Morin et Falconnier, jugés par un tribunal français seront déportés en Allemagne ou disparaîtront dans les fours crématoires: Groby, Pioda, Chiamberti et Pigner.
- Venet et Gayot réussiront leur évasion - mais repris plus tard ils seront lâchement assassinés par la Milice.
Mais en ce dimanche 4 juillet 1943, premier jour où nous nous retrouvons tous, personne ne sait et personne ne pense à ce que sera demain, sinon pour marquer son total engagement pour participer aux futurs combats qui marqueront la libération de notre pays.
Réunis, nous nous sentons plus forts face à l'adversité et pour marquer ce dimanche nous organisons un concours de belote auquel tous participent. C'est presque une belle journée.
Lundi 5 juillet 1943
Emmené au Parquet, menotté comme il se doit je suis confronté à Paul Pioda. Pour moi, comme pour lui c'est une surprise. Bien sûr, au cours des interrogatoires son nom a été évoqué. J'ai toujours reconnu que je le connaissais pour les échanges de livres scolaires et pour ses expos de peintures dans ses vitrines rue du Gouvernement (rue Basch aujourd'hui) - mais j'ai toujours nié, et c' était la vérité, que j' avais des contacts fréquents avec lui dans le cadre de la Résistance. Cette confrontation, comme il se devait, n'a rien donné. Et nous sommes revenus dans nos chambres comme nos étions partis.
Les mardi 6 et mercredi 7 juillet se déroulent sans incident notoire, c'est le modèle type de la journée calme: lever tôt le matin - mais peut-on faire autrement avec une telle promiscuité - toilette les uns après les autres - une sortie dans la cour: promenade et gymnastique avec Marcel Cochet notre prof de gym de Lalande, retour dans la chambre où chacun occupe son temps en écrivant, en lisant ou en jouant aux cartes, ou autres jeux de société. Parfois, si l'actualité le permet, de grands échanges sur l'évolution de la guerre, sur les actes de la Résistance et sur la vie à Bourg-en-Bresse. Notre train-train journalier est parfois coupé par l'entrée d'un gardien venant chercher l'un de nous pour un parloir, suite à la visite d'une personne dûment autorisée. Mais parfois une nouvelle extérieure nous arrive - même par certains gardiens... qui... secrètement en eux-mêmes n'approuvent pas notre détention.
Le 6 ou le 7 juillet je reçois une lettre de Marcel Thenon datée du 4 juillet: il est à la prison Saint-Paul à Lyon dont il décrit la vie, mais il m'annonce aussi son passage devant le Tribunal spécial le 8 juillet. Il espère revenir à Bourg... sans doute pour purger sa peine. Il me demande de donner de ses nouvelles à tous, ce que je fais avec plaisir.
Le jeudi 8 juillet.... 21ème jour de mes vacances sous les verrous, nous apprenons que Marcel Thenon que l'on a transféré à Lyon il y a 8 jours est passé devant la Cour spéciale à Lyon et a écopé de 4 ans de prison. Cela nous fait rire car nous sommes tous certains que cette sale guerre sera terminée bien avant peut-être même avant la fin de l'année: les armées allemandes après le cuisant échec de Stalingrad en février dernier reculant sur tous les fronts et chaque jour nous faisons le point sur notre carte d'Europe. Il en est de même des armées japonaises face aux Américains et aux Anglais. Mais notre espoir vient de l'Afrique du nord... À quand la traversée de la Méditerranée?
Le 9 juillet RAS mais le 10 juillet le débarquement en Sicile confirme nos espoirs. Les Russes à l'est, les Anglo-Américains avec les FFL au sud: l'étau se resserre, notre libération approche, le moral est bon.
Nouvelle lettre de Marinet et Guettet datée du 8 juillet: c'est bon pour le moral. Le dimanche 11 juillet est marqué par l'organisation d'un concours de belote - puis de rencontres aux dames enfin, et c'est nouveau par des chants où certains des nôtres font preuve d'un certain talent.
Lundi 12 juillet 1943
Un jour qui s' annonce comme les autres. Le beau temps et la chaleur sont là: c'est l'été qui commence, ce sont aussi les vacances... pour certains. Mais dans notre geôle, nos pensées vont ailleurs : d'abord sur les fronts de guerre où nos alliés avancent - où sont-ils? que vont-ils faire? quand pourrons-nous les rejoindre? Et cela nous ramène à Bourg-en-Bresse où les actions contre les collabos s'intensifient, où la presse clandestine se multiplie apportant même des nouvelles locales.
Et ce jour, comme les autres va connaître une digression: vers 8 heures des bruits de scie et de marteau, tout à côté de nos chambres: un aménagement nouveau? Peut-être. Un renforcement de la protection de fenêtres du couloir donnant sur la rue du Palais? Bien possible.
Le suspense va durer jusqu'à la sortie du premier groupe.
Immédiatement les copains viennent m'informer que c'est l'entreprise Brochand. Entreprise de menuiserie, rue de la République à Bourg, dirigée par Amédée Brochand - grand mutilé 14-18 - dont la fille Mme Montpeyroux est ma marraine - qui fait des travaux aux portes et fenêtres du couloir et locaux voisins. Et pour effectuer les travaux il y a mon frère aîné Jean, prisonnier de guerre évadé, sur le qui-vive permanent depuis son retour à Bourg, en janvier 1942 - mais qui appartient à Libération.
Les gardiens ont vite compris le lien et comme la plupart partagent nos idées, je peux rencontrer mon frère plusieurs fois. Les copains le chargent aussi de commissions pour leurs femmes, leurs enfants et leurs familles. De plus il nous apporte des nouvelles fraîches.
Le mardi 13 juillet Jean revient et sous prétexte de travaux entre dans nos chambres, les portes lui sont ouvertes alors que nous sommes à l'intérieur. Il peut informer l'extérieur sur les conditions très précises dans lesquelles nous vivons. Il sert de facteur pour certains. Dans la journée nous descendons par petits groupes pour des photos individuelles. En fin d'après-midi mon frère repart avec des lettres qu'il distribuera ce soir aux familles: des plis avec des infos que l'on ne peut dire au parloir qui est toujours sous surveillance.
Mercredi 14 juillet
Depuis hier on réfléchit comment marquer cette date qui nous est si chère: c'est la fête de la liberté, de la République, deux valeurs pour lesquelles nous nous battons, ce qui nous vaut notre séjour en prison.
Nous voulons marquer ce jour sans que notre manifestation provoque l'éclatement du groupe uni que nous formons et sans qu'il y ait de mesures prises à l'encontre des surveillants dont la majorité nous sont favorables et n'hésitent pas à nous aider chaque fois qu'ils le peuvent.
Finalement c'est le matin à 8h30, alors que nous sommes tous dans la cour, sous les regards attentifs des droits communs derrière les barreaux de leurs fenêtres que, bien rangés, nous respectons une minute de silence.
Nous reprenons ensuite nos promenades sportives et les séances d'éducation physiques sous les directives de Marcel Cochet.
De retour dans nos dortoirs nous organisons des jeux, puis des chants agrémentent la journée.
Le soir, comme en sorte d'apothéose, l'explosion d'une bombe en ville est vivement applaudie.
Les copains sont toujours au boulot...
Le 15 juillet journée calme... comme un lendemain de fête.
Le 16 juillet, coup de théâtre, fouille de tous alors que nous sommes dans la cour. Sans doute un ordre extérieur suite à un bruit? Qui sait? Toujours est-il que rien n'est découvert.
Ce même jour une lettre de Martin Franchi, fils du directeur de la prison, qui vient de rejoindre les Chantiers de jeunesse. Il trouvera une mort glorieuse avec son jeune frère lors des combats de la libération de notre département à Trébillet en août 1944.
Le samedi 17 juillet je change de chambre, mais on me prévient que ce n'est que temporaire. Le même soir la garde est renforcée. Circule-t-il à l'extérieur le bruit d'une évasion? C'est possible, surtout avec le nombre de "détenus politiques" qui augmente chaque semaine après des arrestations à Châtillon-sur-Chalaronne, Vonnas et Bourg.
La confirmation, sans être annoncée clairement, se produit le lendemain. En même temps que je retrouve ma place avec tous mes camarades, je remarque que la garde de jour visible est sensiblement accrue.
Est-ce que ce remue-ménage à l'intérieur de la prison a une influence sur les cuisines, je ne sais pas, mais le lendemain le lundi 19 juillet 1943 tout le monde a "la courante" ce qui ne manque pas de poser un problème pour l' accès au seul WC, ouvert à touts vents, de notre chambrée: problème de nombre mais aussi d'odeurs.
Le mardi 20 juillet on nous annonce que la gymnastique dans la cour est supprimée et interdite: donc pas d'entraînement physique. La sortie dans la cour doit se limiter à une promenade entre ces hauts murs où le soleil ne pénètre qu'à midi et en été seulement.
On nous informe également que tous les colis seront contrôlés et que les denrées à l'intérieur seront sondées pour vérifier que rien n'y a été caché.
Nouvelle lettre de Jean Marinet (20/07).
Tout est fouillé dans les colis pour trouver une lame, un couteau, des médicaments dangereux ou tout simplement une lettre clandestine.
Le mercredi 21 juillet, Marcel Cochet est désigné par l'administration pénitentiaire prévôt pour nos deux chambrées. Ainsi est désigné un responsable en cas d'infraction commise par l'un de nous. Il semble que la vie à la prison, en ce qui nous concerne, va changer - la discipline va se durcir et nos relations avec les gardiens se durcir, au moins en apparence.
À peine la nouvelle concernant notre ami Marcel est-elle connue qu'on nous informe que les colis venant de l'extérieur étaient interdits jusqu’à nouvel ordre. Alors les réactions sont plus dures. C'est tout notre approvisionnement en denrées comestibles qui est compromis - complément de nourriture toujours le bienvenu et que l'on partageait entre tous les "politiques". Mais c'était surtout pour beaucoup la fin des cigarettes supplémentaires, celles qui permettent de passer le temps en rêvant à la liberté, à demain, à bientôt.
Chacun se pose des questions... lorsqu'on nous annonce l'arrivée du gardien-chef de la prison.
Accompagné de deux gradés il entre dans nos chambrées. Réunis et attentifs nous écoutons "l'affaire des colis": des objets auraient été saisis, objets interdits en prison, dans certains colis - mais aucun nom n'est cité - ni à quelle communauté ils étaient adressés. Pour conclure il nous informe que la mesure interdisant les colis n'est que temporaire.
En effet le lendemain, jeudi 22 juillet, les gardiens nous informent que les colis sont rétablis mais que les boîtes closes sont interdites à l'intérieur de chaque paquet. S'il y en a elles seront saisies et détruites et le destinataire puni.
Le vendredi 23 juillet n'apporte rien de nouveau. La vie dans nos chambrées continue: pour certains de la lecture (livres de la bibliothèque ou arrivés dans un colis) - pour d'autres de l'écriture. Je me souviens toujours des poèmes extraordinaires écrits par Michel Pesce, un sculpteur sur bois, chef d'un groupe franc très actif de Bourg. Les jeux de cartes rassemblent toujours les mêmes, un peu désœuvrés dans cette promiscuité. Et l'on sent chez certains un besoin de bouger qu'interdit la surface de nos chambrées, d'où une certaine tension qui s'instaure insidieusement, accrue par l'aggravation de la discipline imposée par des ordres extérieurs. Ordres et contre-ordres se succèdent. Jeudi on nous informait de l'interdiction des boites pour contenir nos colis de vêtements ou de nourriture.
Le samedi 24 juillet, trois jours plus tard, on nous communique que les boîtes sont permises à condition qu'elles soient individualisées par des étiquettes... ce qui a toujours été le cas.
Ce même jour lettre de René Lethenet de ma promo qui sera arrêté et déporté en 1944.
Le dimanche 25 juillet est agrémenté par une querelle assez vive entre Berniquet et Popovic.
Berniquet, délégué à l'infirmerie, doit accueillir Popovic, un Russe arrivé récemment à Bourg on ne sait comment et a été incarcéré pour défaut de papiers. En arrivant à l'infirmerie il veut imposer ses choix de résidence et de soins, d'où une altercation assez vive dont tout le monde peut suivre le déroulement: une façon comme une autre de passer un dimanche après-midi.
Le lundi 26 juillet, après une nuit difficile, une indigestion qui n'a sûrement rien à voir avec la nouvelle de la démission de Mussolini, nouvelle qui nous a particulièrement réconfortés: l'Axe (Rome - Berlin) est cassé. La journée se déroule autour de cette information et de ses conséquences, tout au moins celles auxquelles nous pensons quand, en début d'après-midi un gardien vient me chercher pour m'emmener auprès du juge d'instruction.
Là, je retrouve les membres de la sizaine du collège Carriat, dont les noms ont été donnés à la police par Houppert lorsqu'il m'a dénoncé. J'y retrouve René, mon plus jeune frère, Roger Pollet, Jean Boujon et deux autres mais pas de Houppert.
Je confirme avoir remis un exemplaire de Libération à Houppert mais nie toute organisation réalisée ou en voie de réalisation.
À l'issue de cette courte rencontre, les jeunes rentrent chez eux (en attendant d' être convoqués au tribunal spécial de Lyon) et moi je rejoins ma chambrée à la prison.
Le lendemain, mardi 27 juillet, nouvelle confrontation entre Roger Desmaris, Marcel Cochet et un certain M. Gay, confrontation qui ne donne pas grand-chose pour ce que l'on en sait.
Mercredi 28 juillet, la grande nouvelle est la dissolution du fascisme en Italie. Pour nous, c'est jour de fête car dans "nos petites têtes" nous pensons que dissolution signifie disparition. Il ne faudra pas attendre longtemps pour savoir que si le fascisme n'est plus la loi en Italie, ce sont toujours les fascistes en place qui l'appliquent, avec même plus de dureté qu'avant.
Ainsi les jours vont se succéder à la prison de Bourg-en-Bresse avec des hauts et des bas - mais à partir de ce jour je n'ai plus de notes manuscrites car elles auraient été trop compromettantes en cas de découverte.
Je continue de recevoir des lettres de copains tous résistants:
- Le 29 juillet d'André Fillatre, un voisin de mes parents qui fera le maquis avec les FTP.
- Le 3 août de Régis Pannetier, un de la promo, résistant à Chavannes-sur-Reyssouze.
- Le 5 août de Gilbert Guilland, mon fils de promotion, et qui sera le commandant en second de la 5ème Cie FUJ des Maquis de l'Ain.
- Le 12 août de ma cousine Colette Vugnon de Montracol.
- Et le 13 août de Roger Guettet de Bellegarde de la promo après la mienne et qui sera un brillant résistant et maquisard.
Autant de lettres qui me donnent un moral d'acier. J'ai même, pendant cette période, tenté d'écrire un poème, mais ne m'ayant pas satisfait car il ne contenait pas ce que j'aurais voulu dire, il n'y a jamais eu de suite.
Toutefois à cette époque se trame une affaire qui aurait pu changer toute la suite de ma vie et celle de certains autres. En effet, en intégrant la prison de Bourg en juin 1944 j'ai eu le plaisir de retrouver un jour à l'infirmerie Mlle Thérèse Sommier qui est l'assistante sociale de la prison (sans doute à titre bénévole). C'est elle qui m'avait fait le catéchisme quand j'étais enfant. Toute dévouée à notre cause elle sera immédiatement un lien permanent avec nos familles. Elle travaille en collaboration avec le Docteur Léger, jeune médecin de l'hôpital de Bourg (Hôtel Dieu) et que je rencontrais chez mon coiffeur où il se faisait raser tous les matins.
Plusieurs fois le Docteur Léger m'a parlé de ma libération, lors des visites à l'infirmerie.
En ce début d'août, il m'en parle de nouveau et un matin avec Marcel Cochet il nous propose de nous envoyer à l'Hôtel Dieu - pour cela il faut trouver pour chacun un motif valable qui nécessite une hospitalisation, que les interventions immobilisent les deux patients un nombre de jours sensiblement le même, enfin qu'ils soient ensemble en état de s'évader de l'Hôtel Dieu pour rejoindre le Maquis.
Après réflexion Marcel Cochet sera opéré d'un panaris qu'il doit se provoquer à la main (une plaie à la main qu'il se fait lui-même et qu'il infecte volontairement).
Pour moi une opération d'hémorroïdes qui me feraient atrocement souffrir.
Tout est prêt peu avant le 15 août et on nous transfert par ambulance à l'Hôtel Dieu, juste en face du domicile de mes parents.
On nous installe tous les deux dans une chambre spéciale, sans fenêtre, réservée aux prisonniers, celle-ci communiquant à la chambre occupée en permanence par un policier, mais ayant aussi une sortie directe vers les autres services de l'hôpital. Nous sommes au dernier étage, c'est à dire à plus de dix mètres au dessus d'un jardin intérieur. Nous apprécions malgré tout un certain confort que nous n'avons pas à la prison.
Le lendemain matin, de bonne heure, après une préparation sommaire on nous dirige vers les lieux d'interventions.
Pour ma part, j'arrive en salle d'opération. C'est pour moi une découverte: le chirurgien déjà présent est le docteur Vernaud (qui dirigera ensuite une clinique importante à Bourg). Il a demandé à tous les internes d'être présents car il va, pour la première fois, endormir seulement la partie à opérer au moyen d'une "rachi" (piqûre dans la colonne vertébrale qui serait délicate à réaliser).
Tout le monde suit attentivement le déroulement de la piqûre, le temps passe, peut-être des minutes? Je suis toujours lucide, je réponds aux questions, mais le bassin et tout le bas du corps ne répondent plus. L'opération peut commencer.
Tout se passe comme prévu et une heure plus tard je rejoins la chambre sur une civière roulante, Marcel Cochet est déjà là avec un pansement énorme à la main. En fin de matinée l'ensemble de mon corps redevient sensible, je pourrais marcher mais je ne puis m'alimenter normalement car l'intestin est barré par un pansement.
Ce n'est que le 20 août que le pansement est enlevé et que je peux m'alimenter normalement et surtout que je peux mettre mes jambes par terre.
Dans deux ou trois jours nous pourrons partir, c'est à dire mercredi prochain en profitant de l'important mouvement de voitures à chevaux qui viennent à la foire de Bourg en bas du boulevard de Brou.
Nous nous préparons, l'aide extérieure étant assurée quand le 22 août, très tôt le matin, on entend du remue-ménage à notre étage. Brusquement la porte s'ouvre, on fait sortir rapidement Marcel Cochet pour qu'il s'habille. Quant à moi on m'installe sur une civière, un agent de ville rassemble mes vêtements et mes objets de toilette. Il n'y a plus de doute, on nous emmène d'ici - pour aller où? Et pourquoi? Nous l'ignorons encore.
Un fourgon de Police nous attend au rez-de-chaussée et là nous apprenons qu'on nous ramène à l'infirmerie de la prison, suite à une tentative d'évasion à la prison qui a mal tourné avec plusieurs blessés gravement atteints et qui vont prendre notre place à l'Hôtel Dieu.
Pour nous deux l'évasion est renvoyée.
Nos successeurs bien que très gravement blessés auront plus de chance puisque le Maquis viendra les délivrer dans la nuit du 8 au 9 octobre.
De retour à la prison nous apprenons la tentative d'évasion qui s'est déroulée la veille au soir, qu'il y a eu un échec pour ouvrir la porte et que la tentative s'est faite en sautant du mur séparant la prison et le parc de l'Hôtel de l'Europe, deux ou trois ont réussi à se sauver dont Zurcher et Barnez, quatre ou cinq sont grièvement blessés suite à leur chute de plus de 10 mètres sur un sol très dur. Les autres sont toujours là.
Je reste quelques jours à l'infirmerie avec un suivi permanent des suites de mon opération et un régime particulier pour le transit intestinal.
Mais à la prison le régime carcéral a changé. Cette évasion, même manquée pour beaucoup, a eu pour conséquences de réduire considérablement les échanges entre chambrées de "détenus politiques" - le courrier est limité et surveillé - les colis sont ouverts et vérifiés, même si les gardiens qui nous étaient favorables le sont toujours autant. Ils doivent maintenant se méfier.
Pour ma part je ne peux plus tenir mon modeste carnet journalier relatant les faits nouveaux et exceptionnels.
J'envoie même une lettre à mes parents le 13 septembre pour réclamer certains objets ou livres, le nombre de parloirs ayant beaucoup diminué.
Heureusement j'ai la visite à l'infirmerie du Docteur Léger qui me donne toutes les nouvelles de l'extérieur et surtout ce que la presse n'écrit pas sur l'atmosphère en ville.
Puis, c'est le retour auprès des copains. On parle de plus en plus de notre départ pour Lyon afin d'être jugés, mais je dois dire que les journées paraissent interminables, fermés entre ces murs, même si nous avons la chance d'avoir une vue... sur le ciel extérieur.
Je lis... beaucoup, je réponds à toutes les lettres des copains du lycée et d'ailleurs et puis on discute... on refait le monde... tous les jours. Heureusement qu'il y a le courrier et les parloirs...avec l'arrivée de nouvelles fraîches que nous partageons.

Enfin le 8 octobre, en fin d'après-midi, on nous annonce le transfert d'une partie des détenus de Bourg pour Lyon - prison Saint-Paul.
La soirée est occupée à trier ce que nous devons emmener et à rassembler tout ce qui doit être rendu à nos familles - des livres mais aussi des lettres et mes quelques pages sur la vie journalière à la prison de Bourg.
Malgré l'incertitude sur ce qui nous attend à Lyon nous sommes presque heureux de quitter ces lieux, d'autant que Marcel Cochet m'a glissé dans l'oreille que la Résistance ayant été informée de notre transfert, il n'est pas impossible que notre convoi soit attaqué pour nous libérer.
Le 9 octobre 1943 au matin les partants sont rassemblés. Après toutes les formalités administratives réglées nous prenons place dans des véhicules de la gendarmerie, menottés, bien encadrés, avec nos baluchons de linge et nécessaires de toilette surtout.
Départ sans problème, le convoi prend la direction de Lyon mais par la route de Chalamont ce qui n'est pas le trajet habituel pour relier les deux villes. Est-ce pour déjouer une attaque possible ?
Toujours est-il que nous arrivons sans encombres à la prison Saint-Paul.
Fini notre "palais" du nom de la même rue... mais nous arrivons dans un "univers carcéral" gigantesque
Tiré d'une lettre envoyée à Roger Bouvet le 24 octobre 1943 : " ...donc 8 jours avant vous nous avons à notre manière, fait la "rentrée" à Saint-Paul. Mais une drôle de rentrée, presque clandestine, au matin d'une belle journée, dans une immense prison, qui a tout du film américain. Mais ce serait beaucoup trop long pour te faire ressentir le "formidable" qu'on éprouve en entrant dans "l'hôtel aux 12 colonnes" et tout cela je te l’expliquerai quand on se reverra à Bourg... ".
Avec une salle centrale ronde supportée par 12 colonnes et comme les rayons d'un immense cercle les bâtiments qui contiennent les cellules et entre deux bâtiments consécutifs une cour limitée sur l'extérieur par un mur, absolument lisse et très haut.
À suivre...

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