MA RÉSISTANCE
Georges MARTIN

 

 

SOMMAIRE
1. Les débuts
2. Au groupe Brucher
3. Dorvan
4. Corlier
5. Libération
Nota
Documents complémentaires

 

1. LES DÉBUTS

 

Je suis né le 25 mars 1926 à la Maternité de Bourg-en-Bresse (devenue le Collège e Brou). Mon père était employé des Chemins de fer et ma mère ouvrière en confection à Bellegarde-sur-Valserine, où j'ai passé mon enfance. Mon père était un militant de la section socialiste que dirigeait alors un instituteur, Marius Pinard, lequel venait souvent chez nous pour discuter des affaires du Syndicat de défense des locataires dont mon père était le secrétaire. (Marius Pinard fut assassiné le 9 avril 1944 par le sinistre Francis André dit "gueule tordue". Son corps jeté dans les tourbillons de la perte du Rhône fut retrouvé en aval et identifié quelques temps après.) J'ai le souvenir - j'avais dix ans - des défilés enthousiastes de 1936, fêtant le Front populaire à travers les rues de la ville.
En 1937 mon père est nommé chef de manœuvre principal sur le faisceau de triage de l'important centre ferroviaire d'Ambérieu-en-Bugey où il poursuivra son engagement politique et syndical. Là encore je conserve la mémoire de sa colère et de son humiliation lors de la répression brutale de la grève générale lancée par la C.G.T. le 30 novembre 1938 pour protester contre le démantèlement des acquis de 1936 par le gouvernement de Paul Reynaud.
Septembre 1939, la guerre. Juin 1940, la défaite. Pétain et ses acolytes font voter à des parlementaires indignés l'abrogation de la Constitution de 1895. L'État français est proclamé ainsi que la collaboration par un pouvoir servile qui met l'économie française au service de Hitler. La République n’est plus, et avec elle les libertés fondamentales, les principes de 1789, la démocratie. Toutes les organisations politiques, syndicales, culturelles, laïques sont interdites ou mises au pas. À la maison Martin, c'est le refus intégral qui dans les circonstances du temps, reste une affaire de famille.
Pour contourner les interdictions, les militants de l'Amicale laïque Jules Ferry (notamment les instituteurs Morel et Berthet) créent une troupe d'Éclaireurs de France, branche laïque du Scoutisme français, reconnu par Vichy. En l'absence de responsables compétents, à quinze ans, j'en suis nommé Chef et, aidé par les cadres lyonnais, je me consacre beaucoup à cette responsabilité qui fut pour moi très formatrice.
Les institutrices et instituteurs, ulcérés par le pouvoir qui les accuse ouvertement d'avoir été les responsables moraux de la défaite s'engagent dans la Résistance civile. C'est ainsi que René Berthet me recrute en 1942. Il me présente à Madame Pasquet, qui tenait une petite droguerie Rue de Rozier (aujourd'hui Rue de la République) où je passe régulièrement prendre tracts et journaux clandestins que je glisse discrètement dans les boites aux lettres.

C'est la période de la propagande, des V de la Victoire et des croix de Lorraine tracés à la craie sur les murs, surtout ceux des maisons des collaborateurs.
Juin 1943 . Je réussis le Concours d'entrée à l'École normale d'où vient de sortir mon frère (promotion 1939-1942), une École normale fermée par le pouvoir. Avec mes collègues nous poursuivons nos études au Lycée Lalande où nous nous intégrons rapidement, nous tous issus de familles modestes, à ce milieu d'enfants de notables, de cadres moyens et supérieurs. Grâce à mon camarade René Pariset, je suis en contact avec l'organisation clandestine des Forces Unies de la Jeunesse que dirige Jean Marinet (après l'arrestation de Paul Morin). Je n'y fais pas grand chose car, revenant chaque semaine et pour les vacances a Ambérieu, c'est là que se situe mon port d'attache. Là j'avais recruté autour de moi quelques Éclaireurs de mon âge, les plus sûrs.
Mais je me souviens très bien d'un événement qui aurait pu m'être fatal. Je m'étais lié d'amitié avec un aîné, André Bensoussan. élève de l'École des Enfants de troupe d'Autun (replié au camp de Thol); il en avait été chassé parce que juif. Il poursuivait ses études à Lalande, toujours vêtu de son uniforme car il n'avait pas d'autres habits.
Fin mars 1944. Ce soir là, avec André, nous faisons équipe pour une nuit de gardes-voies. Nous sommes affectés au secteur du passage à niveau de l'avenue Maginot (aujourd'hui remplacé par un passage souterrain route de Marboz) sur la ligne de Strasbourg. C'est une chance car tous les astreints à cette corvée obligatoire rejoignent leurs postes par leurs propres moyens, généralement à pied, et là nous sommes aux portes de la ville. Il fait un temps de chien, une de ces nuits de giboulées glacées, noire à couper au couteau. Nous décidons de remonter en direction du Faubourg de Mâcon où le Chef de zone nous a signalé la présence d'une cabane du service V. B. (Voies et Bâtiments SNCF ) où nous pourrons nous abriter. Une proposition bien venue car nos vêtements de l'époque sont trop légers pour affronter les intempéries. Face à nous, loin, du côté du pont qui surplombe la voie ferrée, je remarque un feu rouge de signalisation.
Côte à côte, nous ajustons nos enjambées à l'écartement des traverses que nous frappons du pied pour nous réchauffer. Nous avançons en silence, tête baissée car la bise glaciale hurle à nos oreilles et il nous faudrait crier pour nous entendre. Force de l'habitude, nous avons emprunté la voie de droite... À un certain moment, je relève la tête... et je ne vois plus le signal lumineux... Je comprends dans la fraction de seconde et d'un coup d'épaule je projette André à ma droite, hors de la voie et, entraînés par mon élan, nous roulons en bas du remblai alors que surgit de la nuit un train de marchandises tous feux éteints (car c'était la règle en ces temps d'occupation), que nous n'avions pas entendu venir.
Grâce à mon expérience de fils de cheminot, ayant souvent accompagné mon père sur les voies, j'avais saisi dans un éclair que si le signal avait disparu, c'est qu'il y avait quelque chose entre lui et nous... Et ce quelque chose ne pouvait être qu'un train circulant sur la voie de gauche (sens de la marche des chemins de fer), donc celle où nous nous trouvions ! ! !
Nous l'avions échappé belle.
Un peu meurtris, mais vite remis, avec l'insouciance de notre jeunesse, nous avons terminé notre garde bien abrités du vent et de la pluie dans la petite baraque, en plaisantant, et évoquant (car nous nous étions "reconnus" depuis quelques temps) la Résistance, la victoire que nous sentions proche, et notre confiance dans un avenir heureux...
Nous nous sommes croisés au Maquis, à Corlier, à la mi-août. Il avait réintégré les Enfants de troupe, et j'étais dans le Groupe Brucher, la formation des cheminots d'Ambérieu... Ce fut la dernière fois. Le 1er septembre, André Bensoussan était tué par un obus allemand à la bataille de La Valbonne-Meximieux.

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2. AU GROUPE BRUCHER

 

Sur mon insistance à vouloir faire plus que des activités de propagande, sachant que d'autres sont plus engagés en ce mois d'avril 1944, Madame Pasquet me met enfin en rapport avec un certain "Charly". Il n’est autre que Gaston Brucher (prononcer Bruchère) ayant constitué un groupe de sabotage très actif sur le centre ferroviaire. Ma jeunesse, le fait que je ne sois pas de la corporation (bien que fils d'un cadre du faisceau de triage) doit lui poser problème. Enfin, il me met à l'épreuve. Il s'agit d'aller réclamer les armes de poing d'Aimé Quinson. Ce dernier, élu député socialiste de l'Ain an moment du Front populaire, avait voté les pleins pouvoirs à Pétain. Au quartier de la Gare, il possédait l'Hôtel du Globe. La population le tenait en piètre estime. II était soupçonné de trafics divers, et notamment de négocier le passage de juifs en Suisse. (II sera exécuté le 18 août 1944, dans des conditions encore non élucidées, au Pont de Groslée, zone contrôlée par la Résistance. Son corps jeté au Rhône ne sera jamais retrouvé).
Arrivé à vélo, me voici donc à la réception de l'hôtel et l'interpelle : "Au nom de la Résistance, je viens chercher les revolvers que vous possédez ainsi que leurs munitions.
- Mais petit... (il regarde vers l'extérieur avec insistance)…
- II n'y a pas de "mais" . Je ne suis pas seul et si dans quelques minutes les copains cachés là autour ne me voient pas ressortir, c'est eux qui entreront !
- Bon, bon ..."
Et il me remet un revolver d'ordonnance, un automatique 7,65 et un petit 6,35, ainsi que des boîtes de cartouches correspondantes. Me voilà reparti sur mon vélo, le tout roulé dans du papier et tenu posé sur le guidon pour retraverser la ville. J'avais réussi mon examen de passage. "Charly" me fit cadeau du 6,35 un joujou pour dame que je transportais dans le pli inférieur de la jambe de mon pantalon de golf, la tenue des garçons à l'époque. Inconscience de la jeunesse! À partir de ce moment, ce fut l'entraînement au maniement des armes, des explosifs, et la participation - lorsque j'étais à Ambérieu - aux diverses actions du groupe. Par la suite, Gaston Brucher me fera totalement confiance et me confiera des missions délicates.

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3. DORVAN

 

Samedi 5 juin. Charly me dit : "II se prépare des choses. À ta place je n'irai pas au lycée lundi". (Il avait entendu les messages annonçant la proximité du débarquement). Je me forge une excuse auprès de mon père qui me charge alors de travaux à la maison. C'est alors l'annonce du débarquement, et, la nuit suivante, l'exploit du sabotage de 52 locomotives destinées aux convois militaires pour l'Italie où les Allemands poursuivent les combats après la capitulation de leur allié. Un sabotage réalisé par les cheminots de Brucher et les Enfants de troupe sous le commandement de Chabot (Girousse).
Le mardi 8 aux aurores nous partons à vélo pour aller sulfater notre vigne à Saint Rambert-en-Bugey au lieu dit La Craz. Nous voilà bientôt, brinde (pulvérisateur) au dos, gravissant et redescendant les rangs pentus.
Vers le milieu de la matinée, de notre position dominante à flanc de coteau, nous observons un groupe de six hommes débouchant avec précaution du hameau de Moulin-à-Papier. Il traverse la route et disparaît de notre vue vers le pont de Reculafol. Arrive un train de marchandises venant d'Ambérieu. Explosion, le convoi s'immobilise. L'arrière nous en est caché car à cet endroit la voie est en tranchée. Silence. Au bout d'un moment arrive une patrouille allemande à vélo le long des rails. Dans la tranchée, elle est mitraillée par les maquisards embusqués dans les buissons. De nouveau le silence. Puis les saboteurs réapparaissent et remontent dans la montagne. (Je saurai plus tard qu'il s'agissait d'une équipe du groupe de Verduraz qui s'était promis d'interdire toute circulation entre Ambérieu et Virieu-le-Grand.)
Je dis a mon père : "Tu vois, je risque de faire bientôt comme eux - Ne dis donc pas de bêtises - Si, si, je t'assure".
Quelques minutes s'écoulent. "Puisqu'on a fini, tu rinceras ma brinde à ma place, moi, il faut que je file". Je saute sur mon vélo et fonce vers Ambérieu dans l'idée d'avertir Charly. Entrant dans le hameau de Saint-Germain le voici justement qui arrive face a moi. «Écoute, j'étais à Saint-Rambert, il y a eu un sabotage - Oui, oui, je sais . Tu tombes bien. Les Boches vont envoyer le train blindé. Viens avec moi. »
Demi-tour. Nous rejoignons un grangeon semi-ruiné sous les Balmettes où nous avons un petit dépôt de plastic et où j'avais appris à me servir des explosifs et des armes. Nous préparons les charges en hâte, et, à travers les vorgines, allons poser notre déraillement. Nous repartons sans traîner et nous nous séparons à Vareille où habite Charly.
Me voyant arriver seul, ma mère s'étonne. "T'inquiète pas . Je suis parti devant car nous étions en retard. Il va arriver".
Le temps passe. Soudain le bruit lointain de l'explosion nous fait sursauter. Je pense avec inquiétude que si le père est sur la route, là-bas, il va se faire descendre car dans ces cas là les Allemands tirent sur tout ce qui bouge et j'y serai pour quelque-chose. Encore un moment... Le battant du portail grince. Le père range son vélo en bas, monte à la cuisine, me regarde et nous nous sourions.
Dans l'après midi, par hasard, j'aperçois Charly qui, à vélo, va et vient devant notre villa. Je le rejoins dans la rue : "C'est pour ce soir. Rendez-vous à la Tour de Saint-Denis. Avertis les autres. N'oublie rien ». ( Le matin, le capitaine Romans avait déclenché le Plan vert ).
J'explique discrètement à mon père de quoi il retourne et prépare mon sac à dos. Pour ma mère toujours inquiète, je pars chez le cousin Maurice, à Boyeux-Saint Jérôme où, plus jeune, j'allais garder les vaches pendant les grandes vacances.
À la tombée de la nuit nous sommes une bonne soixantaine. Par le sentier de crête (aujourd'hui le GR 59) nous rejoignons les grangeons de Possieu. Les conteneurs cachés dans une grotte voisine sont récupérés et les armes distribuées.
Le 9 au matin Gaston Brucher (Charly) me charge d'une liaison aux Allymes. Accompagné de mon copain René Gravier nous faisons chou blanc, personne n'étant au rendez-vous derrière la petite église du hameau. Sur le chemin du retour nous échapperons de justesse, grâce à ma connaissance des sentiers des sous-bois, à la rencontre avec un camion bondé de soldats allemands arrivant en trombe. (Ce qui confirme, après une rafle en février, la présence d'un dénonciateur disposant d'un téléphone aux Allymes). Plus tard j'apprendrai qu'il s'agissait de réceptionner une importante somme d'argent destinée aux besoins du nouveau camp. Mais on n'avait plus de nouvelles ni du porteur, ni de l'argent qui ne fut certainement pas perdu pour tout le monde.
Nous commençons à nous organiser. Je suis nommé responsable de l'équipe N°4 de sabotage constituée par les plus jeunes dont mes copains Éclaireurs... Le 12 au matin le camp est attaqué par deux colonnes, l'une venant de Montferrand et Clézieu, l'autre de Sault-Bréaz. II faut décrocher en catastrophe non sans avoir, pour plusieurs équipes, camouflé les armes avec des repères dans les bois voisins. Le camp se disperse, profitant pour s'échapper du sentier dit du Crochet qui descend sur Torcieu le long de la falaise. Chacun rentre chez-soi, échaudé par cette cuisante expérience et la grande majorité s'en tiendra là.

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4. CORLIER

 

Ayant gardé le contact, je suis chargé de récupérer les armes camouflées. Je les regroupe au pied du sentier du Crochet et, en plusieurs voyages, je les transporte cachées sous l'herbe aux lapins fraîchement coupée, la faux, la fourche et le râteau bien en vue dans la remorque à vélo, à la barbe des Allemands à travers Ambérieu jusque chez Julien Goyet dont la maison en haut de Tiret est un de nos points de chute. Ma mission terminée, je rejoins à mon tour Corlier où le Groupe Brucher se reconstitue. Nous sommes loin de la soixantaine du début. En tout et pour tout nous nous comptons dix-neuf cantonnant dans une grange, tout en haut du village, sous le rocher que domine une statue de la Madone. Conformément aux directives des Forces françaises de l'intérieur (FFI) nous devenons une compagnie qui prend le nom de Compagnie Moselle. Son chef est nommé adjudant. Pour ma part, chef d'une équipe, je suis caporal. Inutile de dire que ces appellations toutes militaires ne seront jamais utilisées et que chacun continuera à parler du Groupe Brucher. Ce véritable groupe franc s'appuie sur les sédentaires restés "en bas" sur ordre, pour assurer les renseignements, les liaisons, la poursuite de la propagande, l'aide aux sabotages, et servir de points d'accueil et de repli, le cas échéant, au risque de subir des dénonciations et des représailles. Dans mon livre "Ambérieu la Rebelle" je les cite en détail et souligne combien cette organisation est à l'aise, comme un poisson dans l'eau, au sein d'une population largement complice. Une structure que ni la Milice, ni la Gestapo n'ont jamais pénétrée.
Réduit à sa plus simple expression le groupe est lié par une solide camaraderie et n'a pas l'aspect d'un formation militaire. II n'y a pas d'uniforme comme dans un certain nombre de camps vêtus à partir du pillage des entrepôts des Chantiers de jeunesse. Et pour cause. En perpétuel mouvement dans et autour d'Ambérieu, il lui faut se fondre parmi la population. Les cheminots ont conservé leurs tenues de travail, leurs Ausweiss (laissez- passer) et leurs brassards de service, verts et rouges, qui leur permettent de s'introduire si nécessaire dans l'enceinte ferroviaire. La discipline y est librement consentie, et d'ailleurs Gaston Brucher se refuse à être un commandant. La seule obligation est d'appliquer l'ordre reçu, à savoir de bloquer par tous les moyens la circulation des trains. Mais son efficacité est redoutable, au point que le chef du sous-secteur de Corlier, Augé (Gaston Gambier) lui confiera des missions délicates.
C'est par petites équipes de deux ou trois, rarement plus, bien habitués les uns aux autres et en pleine confiance réciproque que nous agissons. Nous disposons d'une petite fourgonnette Peugeot SKD à essence où l'on peut tenir, serrés, jusqu'à huit. Roger Grenier en est le seul pilote, et compte tenu des incessants allers et retours, il est souvent au volant. Ferroillet est le chauffeur d'un camion gazogène qu'il entretient avec un soin jaloux (jamais il ne sera en panne, et quand on connaît les caprices d'une telle mécanique, c'est vraiment un exploit), avec Chenavaz, également chauffeur expérimenté. Toujours disponibles, ces deux véhicules sont beaucoup mis a contribution sur des itinéraires bien balisés. Le plus utilisé est le suivant: le SKD emmène les équipes par Nivollet, l'Abergement-de-Varey, jusqu'à Salaport (hameau au-dessus d'Ambronay). De là, c'est à pied qu'il faut poursuivre pour atteindre par les bois les hauts du hameau du Tiret où la maison de Julien Goyet est notre point de ralliement. C'est par le chemin de la Dame Louise, qui à l'époque longeait le mur d'enceinte de la vaste propriété du château de Boissieu aujourd'hui entièrement urbanisée, puis la voie du tram dont la passerelle passe au-dessus de la ligne Ambérieu-Bourg (à peu de distance du passage-niveau de la Croze souvent gardé par l'ennemi), les prés et les champs parallèles à l'avenue Jean de Paris, le passage à gué de l'Albarine presque à sec l'été, que nous atteignions la ligne Ambérieu - Lyon entre Saint-Denis-en-Bugey et Leyment, notre objectif permanent. Pour les expéditions plus lointaines (Meximieux et au-delà) des vélos étaient disponibles dans des maisons amies. Une équipe à peine rentrée, une autre repartait pour la nuit suivante dans un roulement permanent. À mon actif, avec mes équipiers Duparchy et Janton, dans la nuit du 29 au 30 juin, la destruction d'un train entier: la locomotive est déraillée, et 14 wagons de bauxite s'empilent sur une longueur équivalente à quatre wagons. Il faudra 24 heures pour que tout rentre dans l'ordre. Comme Pénélope, chaque jour les équipes de cheminots doivent remettre en état le réseau détruit... une remise en état qui ne durera que quelques heures. L'ordre était formel: aucun train ne devait passer... et effectivement, il n’en passait que quelques uns bien souvent arrêtés plus loin par les hommes de Gaudet (Argis), Verduraz ou Plutarque. Il serait fastidieux d'énumérer chaque action devenue banale.
II n'était pas interdit de joindre l'utile à l'agréable. Le 5 juillet, avec la complicité des sédentaires du faisceau de triages, nous sommes trois camions au passage à niveau n° 39 (qui n'existe plus) sur la petite route qui joint Torcieu à Bettant pour pirater un wagon entier de tabac destiné à l'occupant. L'opération terminée, la locomotive de manœuvre est piégée et la rame renvoyée vers la gare d'Ambérieu où elle s'écrase contre une autre à l'arrêt près du quai aux marchandises avant qu'explose la charge de plastic. Une photo célèbre illustrera l'événement.
Le 10 juillet, j'avais reçu pour mission avec mon équipe au complet, d'arrêter un collaborateur dangereux, Michaud, inspecteur de la Légion des combattants, ardent propagandiste du STO dans les villages du canton et au-delà. Cette mission m'avait été confiée parce que sa villa faisant face à celle de mes parents je connaissais parfaitement les lieux. Heureusement, car ayant mis un homme à chaque issue, nous l'avons empêché de s'enfuir par la porte arrière de sa cave. Au retour, au petit jour, à Salaport, Roger Grenier et la fourgonnette n'étaient pas au rendez-vous. Par contre, à l'aube de ce 11 juillet, nous entendions tonner le canon et voyions passer au-dessus de nous les avions chasseurs-bombardiers. Roger n’est arrivé que vers 10 heures pour nous apprendre que l'occupant avait attaqué à Neuville-sur-Ain où les Enfants de troupe de Mazaud et l'AS locale résistaient bien. Après avoir remis notre prisonnier au PC de Corlier, l'équipe rejoint le groupe qui est envoyé en direction de Pont de Préau par le col du Moratier, mais les combats se poursuivent déjà vers Poncin et Cerdon (qui sera en grande partie incendié par représailles). Le 12 en matinée, alors qu'il se repose à Châtillon-de-Cornelle, il est mitraillé par un avion. Ferroillet et Chenavaz sont légèrement blessés. L'après-midi, ordre de décrocher. Chargés comme des mulets pour emporter tout notre matériel, nous retraitons à pied par Montgriffon. Ce n’est qu'à la tombée de la nuit que nous serons pris en charge par les camions et c'est par Saint-Rambert (on se demande encore pourquoi les Allemands n'y avaient pas établi de barrages) que nous rejoignons Indrieux, dans le massif de la Chartreuse de Portes. J'étais reste quarante-huit heures sans dormir! Le 14, prise d'armes à l'occasion de la Fête nationale. Romans-Petit nous encourage et affirme la proche victoire. Mais j'apprends qu'il a libéré Michaud la veille ! Avec Gaston Brucher, nous allons protester auprès de lui. "Oui, je comprends. Mais j'ai reçu sa fille arrivée à vélo de Lyon, où elle est un très important agent le liaison de la Résistance. Cédant à sa prière, et compte-tenu de l'âge de son père j'ai décidé de le libérer. II se tiendra tranquille". De fait, interrogé à son retour par la gendarmerie d'Ambérieu, il déclarera avoir été bien traité par ses ravisseurs parmi lesquels il n'avait reconnu personne! Comme quoi la peur peut rendre sage.
Le moral est au plus bas, nous craignons pour les habitants de Corlier qui avaient déjà été éprouvés lors des attaques de février (heureusement il n’en sera rien), et le ravitaillement pour un tel regroupement imprévu de centaines d'hommes ne suit pas. Nous devons nous contenter d'une demi assiette d'une soupe incertaine et d'un quignon de pain infâme midi et soir. Nous trompons notre faim en nous bourrant de cerises sauvages qui abondent dans les bois voisins, et même d'herbes comestibles comme l'oseille ou le salsifis des prés. Un tel régime déclenche des coliques monstrueuses.
Et pourtant nous ne désarmons pas. Dans les jours suivants, Gaston nous envoie, Duparchy et moi, poser un déraillement vers Leyment. II suffit d'observer une carte pour suivre notre périple à pied par la ligne de crête jusqu'à la Tour de Saint-Denis pour imaginer notre calvaire. Le ventre creux, dans les côtes, nous rampions littéralement tant nous étions épuisés. Malgré tout, nous avons rempli la mission. Il fallait montrer à l'occupant que nous étions toujours là. Pendant ce temps, une autre équipe conduite par Buttard détruisait en plein jour le poste K, important poste d'aiguillage en sortie du faisceau Lyon. Il ne sera jamais reconstruit.
Les Allemands s'étant retirés, nous retournons à Corlier dans notre grange et poursuivons nos sabotages . Le 7 août après-midi, dans un geste désespéré, deux avions ennemis bombardent le village, détruisant une partie de la ferme Duport, tuant quelques vaches sans faire d'autres victimes. Avec Canténis, nous nous étions précipités pour récupérer notre fusil-mitrailleur et riposter. Mais nous n'avons pas pu rejoindre assez vite le cantonnement alors désert: les avions mitraillaient à tout va, visant particulièrement notre camion et notre fourgonnette stationnés devant notre grange. Nous étions tout près, allongés dans un champ de pommes de terre, juste à l'aplomb de la ligne des appareils dont les balles fauchaient les fanes autour de nous. Inutile de dire combien nous avons trouvé le temps long. (Le lendemain les mêmes avions recommençaient sur Nivollet où huit personnes trouvèrent la mort). Par mesure de précaution, le groupe abandonne alors le village et se construit de huttes dans le vallon du ruisseau dit «Bief de Travers aval », où il restera jusqu'à sa descente pour la Libération d'Ambérieu. Un groupe qui se renforce par l'arrivée de nouvelles recrues.
Le 9 août, Brucher ayant été averti la veille qu'une trentaine de locomotives étaient prêtes à quitter le dépôt, organise une nouvelle opération, en plein jour, en fin de matinée. Tout le groupe est engagé. Depuis le pont de Bettant où attendra le camion, nous investissons le faisceau. Brucher, Buttard, Jasseron, Pécaud, Grenier, sous leurs habits de cheminots, brassards bien en vue, pénètrent dans les rotondes. Mais la garde allemande, vigilante, réagit très vite et tire dans tous les sens. C'est le repli en catastrophe. Sur le faisceau quasi désert, Pierrot me fait un croc-en jambe, je m'étale de tout mon long auprès de lui qui s'est allongé alors que passe au-dessus de nous une longue rafale de mitrailleuse. Nous nous relevons vivement et prenons abri derrière une rame de wagons de marchandises. Ce jour là, Pierrot, réfugié républicain qui avait fait la guerre civile espagnole et y avait acquis une grande expérience, m'avait sauvé la vie. Une seule charge endommagea une locomotive, et les Allemands en désamorcèrent une dizaine. Ce ne fut qu'un demi-échec car, en définitive, les locomotives restèrent sur place, toutes les voies étant coupées.
Le 15 août, le camion du groupe et un du groupe Mermoz sont envoyés en mission de ravitaillement. Il s'agit d'aller chercher des moutons à la Bergerie, à Saint-Vulbas, dont le fermier est un Résistant lié au réseau de la SAP (Section des atterrissages et parachutages) qui veille sur le terrain d'aviation clandestin "Figue" tout proche. Pour la sécurité, avec Claude Vallas, je suis au fusil-mitrailleur à la sortie du village en direction de Lyon. «La Légion» (Haond, un ancien de la Légion étrangère, sergent-chef au groupe Mermoz) et Duparchy font de même côté Lagnieu. Personne ne doit sortir, et ceux qui entrent doivent montrer patte blanche. Ils voient arriver un brave pépère moustachu, en bras de chemise, pédalant tranquillement sur un vélo de femme. «Papiers !» Calmement l'homme porte la main à la poche revolver - la bien nommée - de son pantalon, en sort un petit browning 6,35 et tire à bout portant, transperçant la cuisse de La Légion. Ce dernier l'abat à coups de 11,43. Le brave pépère n'était autre que le chef de la Milice de Vaise qui, voyant l'évolution des événements, était venu se mettre au vert à la campagne... ce qui ne lui avait pas réussi. Encore une bonne opération, bonne pour le moral, un moral renforcé par l'annonce du débarquement, le même jour, sur les côtes de Provence.

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5. LIBÉRATION

 

Nous n'avons pratiquement plus rien à faire. Le 18 août, dans la nuit, tous phares allumés, notre camion, comme beaucoup d'autres, rejoint la gare de Montluel où est immobilisé un train de la Croix-rouge, destiné aux prisonniers de guerre Alliés en Allemagne. C'est la razzia: chocolat, cigarettes, biscuits, raquettes de tennis, gants de boxe, ballons, instruments de musique, tout est bon à emporter. Le 23 août, alors que les Allemands commencent à quitter la Gare et l'Aviation, notre groupe Brucher et la compagnie Lorraine de Verduraz, ce dernier accompagné de Romans-Petit, entrent à Ambérieu. En route, nous chargeons quelques courageux volontaires qui prenaient le Maquis ce jour là ! Pendant que la compagnie Lorraine, Verduraz, Romans-Petit, Chabot, Démia, défilent victorieusement sous les acclamations d'une population déchaînée, nous, les gars de Brucher, sécurisons le centre ferroviaire pour parer à toute éventualité. Le lendemain avec une équipe de Verduraz sous la direction du sergent-chef Louis Turc et quelques prisonniers allemands, nous mettons notre expérience de bons artificiers à la remise en état des installations de l'Aviation. Dans la journée nous déblayons les faisceaux de piquets et de chicanes dressés sur la piste et neutralisons pas moins de 675 mines ! Le terrain est de nouveau opérationnel et dès le 7 septembre, venant de Corse et d'Afrique du Nord, les groupes de chasseurs-bombardiers des Forces aériennes libres en prendront possession.
Fin août arrivent les avant-gardes de l'armée américaine. Le groupe Brucher dont nous ne restons qu'une vingtaine, les autres ayant regagné leurs foyers, est alors cantonné dans l'école communale d'Ambronay. Les Américains ont établi une tête de pont à Neuville-sur-Ain et il faut aller tâter le dispositif allemand au-delà (c'est le moment des combats de La Valbonne et de Meximieux). Nous sommes une quinzaine à constituer une forte patrouille qui a pour mission de reconnaître la route nationale 75 et la voie ferrée au niveau de Saint-Martin-du-Mont. Partis à pied de Neuville, par Château-Vieux, nous atteignons notre objectif. Tout est calme au hameau du Chatelard... Au petit jour, sur le retour, nous sommes la cible d'une mitrailleuse alors que nous arrivons au Pied-de-le-Côte. Les Allemands étaient encore au château de Saint-Martin ! C'est alors le cheminement à couvert dans les bois de la colline qui surplombe le hameau de La Chapelle dont les maisons incendiées par l'ennemi en même temps que Pont d'Ain fument encore. On se disperse par deux ou trois. La pluie, une averse violente et salvatrice se déclenche. Tapis sous les fourrés, ne bougeant ni pied ni patte, nous écoutons les pas d'une patrouille qui foule les sentiers forestiers. Vers midi, n'entendant plus rien, nous sortons de nos cachettes et nous nous regroupons. Il manque Georges Juilland. Épuisés, trempés, transis, affamés, nous marquons une longue pause à Soblay... et voyons arriver notre camarade disparu. Après avoir caché ses armes, il s'était affairé dans une vigne comme s'il y travaillait (de l'avantage des vêtements civils !). Arrêté par la patrouille et emmené sur la place du village qui domine la plaine, assis sur murette, il avait été tenu en respect sous la menace d'une mitraillette... Soudain les Allemands sont partis, l'abandonnant là, tout seul. Il avait connu la plus belle peur de sa vie : mourir alors que tout était fini!... Progressant par la vallée du Suran, les Américains canonnèrent Bourg les 2 et 3 septembre, et la ville était occupée par les maquisards venus de la Dombes et du Revermont le 4 septembre 1944 au matin.
Cette patrouille fut la dernière opération de notre Groupe Brucher qui fut dissout et démobilisé le 18 septembre 1944. Aucun de nous n'avait tiré un seul coup de feu. Par contre notre objectif de neutraliser la circulation ferroviaire par nos sabotages incessants avait été pleinement atteint. Qui plus est, nous avions évité le renouvellement des bombardements aveugles et tragiques des avions américains sur Ambérieu comme celui du 25 mai 1944 et ainsi protégé la population civile.
Comme tous les plus de 18 ans, je pouvais alors m'engager pour la durée de la guerre (ce que firent quelques-uns d'entre nous). J'en formulais l'intention auprès d'Augé (Gambier), notre chef du sous-secteur de Corlier qui m'en dissuada : «Le pays a aussi besoin d'instituteurs, alors retourne à tes études ».
En novembre 1944,1e Lycée Lalande rouvrait ses portes et j'y reprenais ma place avec mes camarades de promotion.

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NOTA

 

Pendant toute la période Maquis j'avais noté sommairement au crayon sur un minuscule agenda (que je possède toujours) les événements vécus. En novembre 1944, de retour au Lycée, j'avais ouvert un cahier journalier commençant par la mise au propre de ces notes. Ceci explique la précision des dates de mon témoignage.
Enfin, dans mon livre "Ambérieu la rebelle" j'ai retracé toute l'histoire de la Résistance de la cité cheminote (1939-1945).


Georges MARTIN

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